Explication de texte Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception NOTION : LA CULTURE Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler “table” une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945 Introduction Thème Dans ce texte, extrait de La phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty traite du partage entre nature et culture dans le comportement humain. Problème Merleau-Ponty affronte le problème suivant : les comportements humains sont-ils naturels ou conventionnels ? C’est un problème classique : l’origine de nos conduites est-elle biologique ou sociale ? Qu’est-ce qui en l’homme s’explique par sa nature physique et qu’est-ce qui s’explique par sa vie sociale ? Thèse L’auteur affirme dans ce texte que tout en l’homme est à la fois naturel et culturel. Il est donc impossible de dissocier les deux. La thèse est illustrée et développée sans être réellement argumentée : ce texte est davantage une invitation à réfléchir qu’une démonstration Enjeux Cette thèse a des conséquences éthiques et scientifiques. En effet, si elle est vraie, alors il est impossible de définir une nature humaine identique et invariable sous les différences culturelles, comme le font certains biologistes ou certains économistes. Cela signifie alors également qu’il est absurde d’interdire ou de promouvoir certains comportements au nom de leur naturalité Structure Pour démontrer sa thèse, Merleau-Ponty commence par affirmer que des conduites en apparence naturelles sont en réalités instituées, par l’exemple de certains cas particuliers liés aux émotions. Ensuite, il affine et généralise sa thèse en refusant le modèle de la superposition et en lui opposant une sorte d’intrication du naturel et du culturel en l’homme. Première partie Dans l’homme, tout est fabriqué (« Il n’est pas plus naturel […] des institutions ») Analyse Ce que dit l’auteur : Merleau-Ponty affirme que les sentiments et les conduites passionnelles qui nous semblent naturels sont en réalité conventionnels, c’est-à-dire institué par l’homme, tout comme le langage. Contrairement à l’opinion commune, il n’y a pas d’un côté des instincts innés et de l’autre un savoir acquis : nous parlons aussi spontanément que nous crions, et pourtant nous avons appris à parler ; on peut donc considérer que les comportements passionnels sont eux aussi acquis. Ce que fait l’auteur : L’auteur s’appuie ici sur une analogie entre, d’un côté, l’association linguistique entre un mot et une chose et, de l’autre, l’association comportementale entre un sentiment et un geste pour réfuter l’opinion commune selon laquelle les réactions émotionnelles sont naturelles parce que spontanées, tandis que le langage serait artificiel parce qu’acquis. Le rapport entre le sentiment et le geste a le même degré d’artificialité qu’entre le mot et la chose. Termes importants Naturel : Est naturel tout ce qui, en nous, relève de l’être biologique, qui s’inscrit dans notre corps et détermine les conduites vitales qui caractérisent notre vie animale. Le naturel en nous serait donc l’ensemble des caractéristiques innées et des comportements instinctifs que nous devons à notre appartenance à une espèce animale particulière, l’Homo sapiens sapiens. Ces caractéristiques sont donc communes à l’ensemble des cultures humaines. Conventionnel : Est conventionnel tout ce qui, en nous, est inventé, relève d’une institution et détermine les conduites culturelles qui caractérisent notre vie spirituelle. Le conventionnel en nous serait donc l’ensemble des caractéristiques culturelles, institutionnelles, que nous devons à notre appartenance à une société particulière. Ces caractéristiques sont donc différentes selon les sociétés. Institution : toute norme qui a un commencement historique, et en particulier les structures sociales qui régissent la vie des hommes. Le terme revoie à celui de culture : la culture est l’ensemble des traditions, des valeurs, des techniques et des institutions qui caractérisent un groupe humain et sont transmises par éducation. Exemple(s) Être père est indépendant de la paternité biologique, donc du corps. Le père n’est pas toujours le géniteur : on peut adopter un enfant et ressentir les émotions liées à la paternité. La paternité est un rôle social auquel sont associés des droits et des devoirs différents selon les cultures. Dans les sociétés matrilinéaires dans lesquelles l’identité de l’enfant est transmise exclusivement par la mère, le rôle social du père est joué par l’oncle maternel et le père biologique n’a aucun des comportements associé à la paternité. Commentaire Références ou thèses adverses et alliées Levi-Strauss définit le critère du culturel par la relativité d’un comportement, c’est-à-dire le fait qu’il varie d’une société à une autre. D’après ce critère, on aurait bien à faire dans chaque cas à des phénomènes culturels, puisque les différentes sociétés n’ont pas les mêmes manières de rires, de pleurer ou d’être père, tout comme elles ont différents langages. Enjeux L’enjeu est d’abord épistémologique, car il s’oppose à l’opinion commune : nous avons tendance à croire que nos réactions spontanées sont naturelles. Si ce n’est pas le cas, cela signifie que nous pouvons les modifier, mais aussi que l’on ne peut pas considérer certains comportements, par exemple l’homosexualité, comme immoraux parce que soi-disant contraire à la nature. Il y a donc aussi un enjeu moral dans ce texte. Problèmes et limites Cet extrait pose problème car il argumente très peu : on pourrait lui opposer le fait que certains comportements semblent invariants ou du moins très largement partagés dans les différentes cultures humaines, ce qui explique que les images puissent être comprises dans le monde entier alors que les mots demandent à être traduits. Dire que la tristesse et son expression est « inventée » peut sembler abusif. On peut penser à l’image d’un jeune garçon syrien mort sur les côtes turques en tentant de traverser la méditerranée : l’émotion provoquée par cette image a fait le tour du monde. Transition Comment cette partie répond au problème Merleau-Ponty, avec l’exemple des émotions, semble dire ici que tout en l’homme est inventé, en s’appuyant sur le modèle linguistique : à première vue le texte paraît répondre au problème par la seule dimension culturelle et en niant toute part de naturalité en l’homme. Ce qu’il reste à démontrer Mais une telle thèse serait abusive : Merleau-ponty ne nie pas toute forme de naturalité en l’homme, simplement il récuse le fait que certains comportements puissent être entièrement naturels tandis que d’autres seraient entièrement artificiels. Reste donc à savoir comment ces deux dimensions s’articulent. Deuxième partie Dans l’homme, tout est à la fois naturel et conventionnel (« Il est impossible […] définir l’homme ») Analyse Ce que dit l’auteur : Merleau-Ponty ne dit pas simplement qu’il y a deux ingrédients : la nature et la culture; il dit qu’ils ne sont pas superposés à la manière de deux étages d'un bâtiment. Le naturel et le culturel ne sont pas deux éléments séparables qui s’ajouteraient l’un à l’autre : ils sont au contraire toujours donnés ensemble. Il est donc impossible de les distinguer en rapportant certains comportement à la nature et d’autres à la culture. Il n’y a rien en l’homme de purement naturel, car même ce qui semble le plus instinctif prend en réalité des formes différentes selon les cultures, et il n’y a rien en l’homme qui soit entièrement artificiel, car même les conduites les plus raffinées s’ancrent dans notre être biologique. Merleau-Ponty récuse ici une autre opinion commune selon laquelle la nature humaine formerait un premier ensemble de comportements originels, donnés à la naissance, auxquels viendraient ensuite s’ajouter des comportements fabriqués par les différentes cultures. Ce que fait l’auteur : Merleau-Ponty récuse ici une autre opinion commune selon laquelle la nature humaine formerait un premier ensemble de comportements originels, donnés à la naissance, auxquels viendraient ensuite s’ajouter des comportements fabriqués par les différentes cultures. Termes importants Échappement : la condition humaine est échappement en ce sens que l’homme se dérobe à la simplicité de la vie animale et détourne de leur sens les conduite vitales. L’échappement caractéristique de la nature humaine correspond à une complexification des relations de l’être humain à son milieu et un changement de finalité de ses conduites : l’homme donne un sens, c’est-à-dire une finalité à sa vie, et ce faisant, il échappe au déterminisme naturel. Génie de l’équivoque: l’homme a un génie de l’équivoque dans la mesure où il détourne de leur sens ses conduites vitales. L’homme se définirait par son génie (particularité essentielle donc naturelle mais aussi don lié à un art, une forme de créativité) de l'équivoque (est équivoque, ce qui a plusieurs significations imbriquées) qui consiste dans sa capacité à conférer un sens à sa propre existence. Toute conduite humaine aurait donc un double sens : une cause naturelle et une finalité culturelle. Commentaire Références ou thèses adverses et alliées Thèse adverse : L’opinion qui veut que le comportement sexuel naturel soit un désir pour le sexe opposé lié à la procréation, et que ce comportement naturel soit ensuite dévoyé par l’éducation ou l’influence culturelle pour conduire à des perversions. Thèse alliée : Rousseau, dans Le discours sur l’inégalité, affirme que le penchant de l'instinct est indéterminé : le désir lui-même est naturel, mais l’ensemble des formes (hétérosexuelle, homosexuelle, monogame, polygame...etc.) sont construites par la culture. Enjeux Cf première partie. Inversement, on ne peut pas non plus créer de toute pièce des comportements humains sans faire violence à notre nature doublement culturelle et naturelle : les tentatives pour fabriquer scientifiquement des hommes nouveaux que différents gouvernements du XXe siècle ont menées peuvent être critiquées au nom de la thèse de Merleau-Ponty. Problèmes et limites La limite formelle de ce texte consiste toujours en son manque d’argumentation : il est tout de même difficile de considérer qu’il n’y a aucune différence de degré de naturalité ou d’artificialité entre différents comportements humains (pleurer dans la tristesse et servir le thé à 17h). Pour être plus convaincante, la thèse devrait être étayée par des arguments et des études anthropologiques. Conclusion Résumé des parties du texte On peut ramener la thèse de Merleau-Ponty à cette formule : Notre nature est culturelle, notre culture est naturelle. Pour l’expliquer, celui-ci a d’abord montré que les comportements qui nous paraissent les plus naturels parce que les plus spontanés, à savoir nos réactions émotionnelles, sont en réalité instituées, comme le langage qui est à la fois spontané et transmis par l’éducation. Mais il explique ensuite que cela ne signifie pas que tout en l’homme est entièrement artificiel, mais que nos comportements sont indissociablement naturels et conventionnels car il est dans la nature de l’homme de modifier par la culture le sens des conduites biologiques. L’homme est naturellement un être culturel, aucun comportement ne se ramène donc entièrement à l’une ou l’autre dimension. Enjeux de la réponse au problème proposée par l’auteur Les conséquences de cette thèse sont doubles. D’un côté, elle empêche les savants ou les moralistes de se revendiquer de la nature humaine pour interdire ou promouvoir certains comportements au nom de leur prétendue naturalité. De l’autre, elle fournit certaines limites aux expérimentations qui voudraient fabriquer des comportements humains au nom de leur prétendue artificialité