Toute vérité doit-elle être démontrée ?
NOTIONS : LA VÉRITÉ – LA DÉMONSTRATION
Analyse des termes du sujet : définitions et distinctions
On définit classiquement la vérité comme l’adéquation entre la chose et l’énoncé qui la décrit (ex : « Pierre est grand » est un énoncé vrai si, dans les faits, Pierre est grand). Connaître la vérité s’oppose à la croyance ou à l’opinion, qui sont incapables de donner la preuve de leur contenu : la vérité doit s’accompagner de la preuve de cette adéquation entre ce que l’on dit et ce qui est. La démonstration est une mise en ordre logique des propositions ayant pour but de prouver de manière certaine la validité du résultat obtenu. Cette forme de preuve est logique, rationnelle et n’est pas fondée sur l’expérience des faits. Particulièrement utilisée en mathématiques, la démonstration est souvent considérée comme le modèle par excellence d’une preuve rationnelle et rigoureuse.
Première hypothèse
À première vue, il pourrait donc sembler que toute vérité, afin même de pouvoir être qualifiée de vérité, demande à être démontrée. En effet, une vérité qui ne s’accompagnerait pas de sa démonstration serait peu assurée d’elle-même et resterait de l’ordre de l’opinion. Plus encore, il peut sembler souhaitable d’étendre l’exigence de rationalité de la démonstration à toutes nos connaissances, et de faire ainsi des mathématiques la norme des autres domaines du savoir humain. Ce projet ambitieux permettrait à la science de posséder des résultats indubitables.
Deuxième hypothèse
Pourtant, cette tentative risque de rencontrer rapidement des limites en son cœur même si toute démonstration repose sur des principes qui sont eux-mêmes indémontrables. Par ailleurs, certaines connaissances sont peut-être vraies sans rentrer dans cette norme de la démonstration héritée des mathématiques : qu’en est-il, par exemple, des sciences empiriques ? Peut-être est-il possible de fonder autrement la vérité d’un énoncé ou d’une position.
Problématique
Cette question pose donc un problème car on ne sait pas si la démonstration doit être considérée comme la norme du vrai et de sa preuve afin d’assurer les résultats du savoir humain d’une manière intégralement rationnelle ou si cette norme est insuffisante, voire inapplicable, dans certains champs du savoir pouvant cependant revendiquer d’avancer des énoncés vrais et prouvés par d’autres moyens.
Enjeux
Cette question a des enjeux scientifiques puisqu’il s’agit de se demander à quelle condition une connaissance peut être considérée comme assurée, et si les mathématiques sont bien le modèle de toute scientificité. Mais également des enjeux éthiques et politiques car on va se demander si des énoncés concernant la conduite des actions humaines, individuelles ou collectives, doivent être soumis à l’impératif d’une démonstration rigoureuse.
Annonce de plan
Dans un premier temps nous étudierons la première hypothèse selon laquelle oui, toute vérité doit être démontrée car la démonstration est le moyen privilégié d’accéder à la vérité et de l’assurer. Puis nous explorerons la deuxième hypothèse selon laquelle non, on ne doit pas démontrer toute vérité, car la démonstration elle-même est fondée sur de l’indémontrable. Et nous essayerons enfin de sortir de ce problème en identifiant quels types de vérité ne nécessitent pas d’être démontrées.
Argument 1
Parce que la démonstration est une voie d’accès certaine vers la vérité qui permet de posséder un résultat et de parcourir le chemin logique qui le soutient. Seule une démonstration rigoureuse nous assure rationnellement et « en première main » d’être dans le vrai, et peut nous permettre de convaincre autrui de la certitude de nos énoncés.
Exemple 1
Chacun a déjà fait l’expérience, par exemple, de la différence entre une information que nous possédons par ouï-dire, parce qu’on nous l’a rapportée rapidement, et une vérité dont nous pouvons suivre la démonstration en comprenant sa nécessité logique dont nous pouvons reproduire le raisonnement par nous-mêmes. Dans ce cas on sait réellement, c’est-à-dire que l’on sait pourquoi on sait ce que l’on sait.
Argument 2
Parce que l’exigence de la démonstration ne permet pas seulement de prouver des énoncés existants mais également d’en découvrir d’autres le long du chemin démonstratif emprunté par l’esprit humain. Cette exigence pousse en effet à avancer des hypothèses débouchant parfois sur de nouvelles découvertes.
Exemple 2
L’entreprise quasiment légendaire de la démonstration du théorème de Fermat en mathématique a par exemple abouti à de nombreuses découvertes, dans le domaine mathématique mais aussi physique et technique, permises par ce défi lancé à l’esprit humain contemporain par un énoncé datant du XVIIe siècle.
Argument 3
Parce que la démonstration seule permet d’éviter l’incertitude propre aux connaissances qui proviennent de l’expérience empirique. La supériorité des vérités mathématiques vient du fait qu’elles sont intégralement et purement rationnelles, ce qui érige les mathématiques en modèle de scientificité, alors que les sciences empiriques ne peuvent prétendre à la nécessité logique et n’enseignent que ce qui a lieu la plupart du temps dans les faits.
Exemple 3
Les énoncés de la physique, par exemple, sont soumis à des aléas matériels : l’eau ne bout pas à 100°C partout. La science empirique doit se contenter de généralités considérées comme vraies dans un très grand nombre de cas. Les sciences empiriques tendent donc historiquement à se mathématiser et à faire de la démonstration et des outils mathématiques des modèles pour leurs propres domaines.
Dans ses Méditations métaphysiques, René Descartes se donne le projet ambitieux de démontrer même l’existence de Dieu afin de convaincre les non croyants par un moyen purement rationnel. Il avance ainsi la démonstration suivante par exemple : Il appartient à la définition de Dieu d’être parfait, or un être qui n’existe pas ne peut être décrit comme parfait : il est donc certain que Dieu existe. Descartes illustre ainsi : 1. La nécessité de démontrer une vérité afin de la connaître réellement plutôt que de se contenter d’une croyance non prouvée, 2. La possibilité de démontrer des vérités habituellement comprises dans la sphère de la croyance, et ceci afin de les communiquer à autrui et d’emporter son adhésion rationnelle.
Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
Dans cette première partie, nous avons vu pourquoi la démonstration pouvait être érigée en critère de la vérité : afin d’assurer des énoncés que nous pouvons ensuite considérer comme certains, afin de découvrir de nouvelles vérités, et de fonder la science dans le domaine d’une rationalité pure.
Objection
Cependant, si on accepte provisoirement ce projet de démontrer toute vérité, est-il possible d’accomplir ce souhait au sein de la démonstration elle-même ? Toute démonstration ne repose-t-elle pas sur des principes indémontrables ?
Argument 1
Parce que sinon il faudrait remonter à l’infini pour démontrer les propositions sur lesquelles les premiers principes d’une démonstration repose : chaque conclusion repose sur des prémisses, qui doivent être elles-mêmes démontrées si on veut être fidèle à l’impératif d’une démonstration intégrale.
Exemple 1
Si je démontre par exemple que A = C parce que A = B et B = C, les prémisses A = B et B = C demandent également à être démontrées, et leurs prémisses également, etc., ce qui constitue une régression à l’infini si on ne se donne pas un point de départ indémontrable : un axiome.
Argument 2
Parce que les mathématiques elles-mêmes sont une science hypothético-déductive, qui repose en réalité sur des hypothèses fragiles tant qu’elles ne sont pas démontrées. Une hypothèse n’est pas certaine tant qu’elle n’est pas démontrée, et les fondements des démonstrations ne sont qu’hypothétiques.
Exemple 2
Le raisonnement mathématique commence par exemple souvent par l’expression « admettons que » et se donne le cadre de sa démonstration : ces hypothèses ne sont démontrées comme valides que lorsque le résultat est obtenu et démontré comme certain.
Argument 3
Parce que vouloir démontrer les axiomes de base de toute démonstration, les principes premiers, c’est forcément entrer dans une « pétition de principe », qui fait appel dans la démonstration aux principes eux-mêmes qu’il s’agit de démontrer.
Exemple 3
Vouloir démontrer par exemple le principe de « non-contradiction » selon lequel A ne peut pas être à la fois A et non-A, est impossible, car toute tentative de le démontrer part de ce principe lui-même et ne peut en faire l’économie : c’est une pétition de principe.
Dans son texte L’esprit de géométrie, Pascal démontre que l’exigence démonstrative implique soit une régression à l’infini, soit d’accepter de se donner des fondements indémontables. Il décrit en effet la démonstration parfaite comme nécessitant de remonter toujours en amont des propositions que nous utilisons pour en démontrer les prémisses : « Mais ceci est absolument impossible car les premiers termes et les propositions premières toujours en supposeraient d’autres qui les précédassent. » D’après cet argument de Pascal, il faut donc soit se donner un premier axiome, un principe indémontrable mais vrai, soit reconnaître que la démonstration repose sur des bases fragiles et incertaines.
Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
Nous avons vu dans cette deuxième partie que les fondements d’une démonstration étaient nécessairement soit précaires soit indémontrables, ce qui consiste déjà à identifier une vérité qui ne peut pas être démontrée, et mène à abandonner le projet d’une démonstration totale.
Objection
Mais cela n’est peut-être pas un mal : n’existe-t-il tout simplement pas des vérités valables mais ne pouvant répondre aux normes d’une démonstration purement rationnelle et logique ?
Certains types de vérités sont valables sans être démontrables
Argument 1
Parce que les vérités de faits, qui concerne le monde empirique, et sont donc contingentes, uniquement très probables, peuvent tout de même faire l’objet d’expériences scientifiques vérifiables et contestables, et servir donc de résultats pour le savoir scientifique.
Exemple 1
Quand nous disons par exemple : « le soleil se lèvera demain matin », nous voulons en réalité dire qu’il est extrêmement probable que le soleil se lève demain. Pourtant, un tel énoncé, fondé sur une expérience faite un nombre indéfini de fois, peut servir pour guider nos actes : en douter constamment reviendrait à se mettre dans l’incapacité de s’orienter dans le monde. Il en va de même pour beaucoup d’énoncés des sciences physiques.
Argument 2
Parce que nos jugements esthétiques (de goût) et éthiques (concernant ce que nous trouvons bon) peuvent être motivés, défendus, débattus, testé, et nous pouvons leur accorder une validité subjective très forte, voire fondamentale dans notre existence, alors même qu’il serait vain, voire dangereux de chercher à les démontrer rationnellement (même s’ils peuvent s’appuyer en partie sur des arguments rationnels).
Exemple 2
Lorsque j’énonce par exemple qu’une œuvre d’art est belle, j’énonce un jugement esthétique auquel je me rapporte avec sincérité comme à une vérité, et je suis capable d’expliquer mon goût sans pour autant en produire une démonstration purement rationnelle. Il serait même absurde de chercher à le faire. Pour autant, un tel jugement comporte une profonde valeur de vérité pour celui qui l’énonce, mais cette vérité à des fondements subjectifs.
Argument 3
Parce que certaines de nos croyances possèdent également un statut de vérités subjectives, religieuses cette fois, qui ne peuvent pourtant pas être démontrées rationnellement. Il est impossible de démontrer de manière réellement satisfaisante – à la hauteur de leur effet sur celui qui les expérimente personnellement – certaines vérités révélées contenues dans les dogmes ou ressenties par le croyant. Chercher à le faire correspondrait à confondre deux ordres : celui de la rationalité, de la logique, et celui de la foi et du sentiment profond qui l’accompagne.
Exemple 3
La vérité de l’existence de Dieu, par exemple, même si elle peut faire l’objet de tentatives de déductions logiques, relève dans le cœur du croyant d’un sentiment, d’une évidence qui ne peut découler que d’une conversion et d’une expérience personnelle dont l’intensité dépasse l’exercice de la raison humaine.
Dans ses Pensées, Pascal distingue deux types d’accès à la vérité : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais aussi par le cœur ». La raison permet de connaître les vérités susceptibles d’être démontrées par l’esprit humain, le cœur permet de sentir les vérités évidentes, inaccessibles à la démonstration rationnelle : les fondements des démonstrations mathématiques, mais aussi les vérités religieuses et éthiques. Faire une telle distinction permet d’attribuer à la raison démonstrative son champ d’exercice et de limiter ses prétentions : certaines propositions peuvent uniquement faire l’objet d’un sentiment, relèvent de l’évidence, et il serait vain de chercher à les prouver au même titre que les vérités de la raison.
Résumé des trois parties
Nous avons d’abord montré que la vérité demande à être démontrée pour se démarquer de la simple opinion, et que cette exigence mène à découvrir de nouvelles vérités et à fonder la science rationnellement. Mais nous avons vu dans un deuxième temps que l’exigence d’une démonstration totale est limitée en son sein par le caractère indémontrable des principes de la démonstration elle-même. Dans un dernier moment nous avons identifié plusieurs types de vérités ne pouvant pas faire l’objet d’une démonstration et possédant leurs propres régimes de justification.
Enjeux de la réponse proposée
Si nous prenons cette réponse au sérieux, les conséquences sont que les mathématiques doivent perdre leur prétention à s’ériger en science parfaite pouvant servir de norme de scientificité pour les autres disciplines. De même, il convient de reconnaître différents ordres de vérités, notamment dans le champ éthique, et de limiter les prétentions de la raison dans les domaines où elle ne peut fonder l’intégralité de nos énoncés et décisions.