Quel est le véritable objet du désir ?
NOTIONS : LE DÉSIR - AUTRUI
Analyse des termes du sujet : définitions et distinctions
Le désir est la tendance d’un sujet vers un objet, et en particulier la force qui pousse l’homme à l’action. Il se distingue du besoin en ce qu’il n’est pas un manque déterminé par un cycle naturel ou une situation précise : le désir est à la fois plus profond et plus indéterminé. Nous voulons tous être heureux, mais nous ne savons pas ce qui nous rendra heureux. L’expression « véritable objet » renvoie à cette incertitude. Elle s'oppose à l'idée d'objets seulement apparents ou trompeurs, qui ne procurent pas le bonheur. Cette idée vient de l’expérience répétée de la déception : le désir renaît toujours après sa satisfaction, ce qui semble indiquer que son objet n’était pas le véritable objet de notre désir.
Première hypothèse
A première vue, aucun des objets habituellement proposés au désir ne semble suffire à le combler, car les hommes recherchent toutes sorte de biens (l’argent, le pouvoir, le confort, l’amour…) sans avoir trouvé ce qui les rendrait durablement heureux. La quête du désir semble infinie : on peut supposer qu’au fond tous les êtres vivants désirent l’immortalité, c’est pourquoi ils ne sont jamais satisfaits.
Deuxième hypothèse
Cependant, il semble bien y avoir quelque chose de commun à tous les objets du désir, même si aucun en particulier ne procure de satisfaction définitive. Cet objet commun, c’est le plaisir : on peut donc aussi supposer que le véritable objet du désir n’est pas l’immortalité, mais simplement un plaisir répété.
Problématique
Cette question pose donc problème car on ne sait pas si le véritable objet du désir est un objet infini ou la répétition du plaisir. Plus généralement, il s’agit de comprendre l’expérience répétée de la déception, qui fait que le désir humain renaît sans cesse après sa satisfaction.
Enjeux
Cette question a des enjeux existentiels évidents car il s’agit de savoir comment être heureux, question à laquelle nous cherchons tous une réponse.
Annonce de plan
Dans un premier temps, nous étudierons la première hypothèse selon laquelle le véritable objet du désir est l’immortalité, qui seule lui procurerait une satisfaction durable. Il faudra préciser alors s’il est possible de l’atteindre ou si cette quête est vouée à l’échec. Dans un deuxième temps, nous étudierons la seconde hypothèse selon laquelle le véritable objet du désir est la répétition du plaisir. Enfin nous essayerons de sortir de ce problème en montrant le rôle que joue autrui dans la construction du désir, car nous ne sommes pas seuls dans la quête du bonheur.
Le véritable objet du désir est l’immortalité, c’est-à-dire la création d’oeuvre qui nous survivent
Argument 1
Parce que la simple possession d’objets ne suffit pas à nous procurer la satisfaction : lorsque nous nous procurons l’objet d’un désir, bien souvent, il cesse rapidement de nous plaire et le désir se porte vers un autre objet. La structure du désir est essentiellement déceptive.
Exemple 1
Nous ne savons pas nous contenter de ce que nous avons : nous désirons sans cesse de nouveaux biens matériels (voiture, téléphone, chaussures…) et cette renaissance infinie du désir, dynamisée par la publicité, explique la démesure de la consommation des sociétés contemporaines.
Argument 2
Parce que cette hypothèse est la seule qui permet d’expliquer les comportements humains et animaux dans lesquels ceux-ci sont près à risquer tous les autres biens. Nous désirons que quelque chose de nous nous survive.
Exemple 2
Les animaux sont près à risquer leur vie pour leur petits, les hommes sont près à risquer leur vie à la guerre ou pour une cause qu’ils estiment juste : or ces comportements peuvent être expliqués par le fait qu’avoir une postérité est plus important que le bien-être pour un être vivant.
Argument 3
Parce que cette hypothèse permet d’expliquer pourquoi la création d’oeuvres durables nous procure davantage de satisfaction que la simple possession d’objets de consommation, car les œuvres nous survivent.
Exemple 3
Avoir et éduquer des enfants, inventer une nouvelle technique, peindre un tableau, créer une chanson, fabriquer un objet singulier, édicter des lois, écrire un livre ou faire un beau discours sont autant d’exemples d’œuvres.
Toutes ces idées sont déployées dans le discours de Diotime qu’on trouve dans Le banquet, un dialogue de Platon.
Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
Le véritable objet du désir semble être l’immortalité car la création d’oeuvres qui nous survivent nous procurent une satisfaction beaucoup plus durable que la simple possession d’objets, quels qu’ils soient.
Objection
Mais cette thèse pose problème car elle fait de beaucoup d’objets habituels du désir des illusions trompeuses : toutes nos actions qui ne visent pas à créer des œuvres durables seraient donc des erreurs ? Il y a une autre hypothèse qui permet d’éviter une telle conséquence, en cherchant ce qu’il y a de commun à tous les objets du désir.
Argument 1
Parce que désirons sans cesse de nouveaux objets, mais c’est parce que nous ne rechercher pas la possession, mais le plaisir que procure l’activité liée à l’objet
Exemple 1
Si le désir de manger dépasse la simple satisfaction du besoin qu’est la faim, c’est que nous ne désirons pas simplement l’objet qu’est la nourriture, mais le plaisir que procure l’activité de manger.
Argument 2
Parce que l’objet du désir n’est pas unique, mais multiple : sa renaissance perpétuelle n’est pas le signe d’un échec, mais au contraire un indice de vitalité. La fin du désir serait au contraire la mort de l’âme.
Exemple 2
Si nous désirons une nouvelle voiture ou un nouveau téléphone après avoir acquis le premier, et si le désir pour un autre individu souvent s’éteint et renaît envers un autre, c’est parce que le véritable objet du désir est multiple
Argument 3
Parce que le véritable objet du désir n’est pas d’être satisfait, mais au contraire de se perpétuer. Le véritable objet du désir, c’est de vivre : et vivre consiste à éprouver du plaisir dans des activités nombreuses et variées grâce à des objets eux aussi nombreux et variés. Seuls les objets inertes sont sans désir : un être vivant satisfait serait comparables à une pierre.
Exemple 3
Lorsque nous sommes fatigués ou malades, nous n’avons goût à rien ou presque. Au contraire, lorsque nous sommes en bonne santé, nous désirons faire beaucoup de choses et sommes capables de plaisirs variés. La multiplicité des désirs et des plaisirs est un indice de vitalité.
Calliclès, dans un dialogue de Platon intitulé Le Gorgias, défend la thèse qui consiste à dire que le désir n'est pas un manque, mais une force dynamique : la vie heureuse est celle qui entretient cette force par la multiplicité des passions, et non celle qui l'éteint.
Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
Le plaisir semble être le véritable objet du désir car il entretient le désir au lieu de l’éteindre : or, si l’on définit le désir comme la force vitale des êtres vivants alors il faut plutôt chercher à l’intensifier qu’à le satisfaire.
Objection
Mais cette thèse pose également problème car la recherche aveugle de la jouissance mène à l’indifférence, voire à la cruauté envers autrui. Si le véritable objet du désir, c’est le désir lui-même et sa propre perpétuation, n’y a-t-il pas quelque chose d’immoral, voire d’absurde dans cette quête close sur elle-même ? Sommes-nous vraiment condamnés à ne jamais désirer au fond que notre propre désir tant que nous sommes encore en vie ?
Briser le cercle du désir : autrui comme figure du désir
Argument 1
Parce que si on considère autrui comme un simple objet de désir comme les autres, c’est-à-dire comme une occasion d’éprouver notre propre élan vital, alors on use autrui comme un moyen et on le blesse, ce qui d’une part est immoral et d’autre part conduit à la solitude.
Exemple 1
On peut penser à la figure de Dom Juan dans la pièce de Molière, qui multiplie les conquêtes amoureuses et blesse les femmes dont il use comme des moyens d’éprouver son propre désir : ce personnage est ambiguë, car il à la fois une forme de noblesse et une forme de bassesse, mais il est surtout très seul.
Argument 2
Parce qu’autrui est la figure qui donne aux objets du désir leur valeur. Même si le véritable objet du désir, c’est le plaisir qu’on éprouve dans l’activité du désir, nous avons besoin d’objet qui sont le support de cette activité. Or ces objets nous sont principalement fournis par le mimétisme, c’est-à-dire par l’imitation d’autrui.
Exemple 2
Si nous voulons une nouvelle voiture, ce n’est pas seulement parce que notre premier désir s’est éteint, mais aussi parce que nous désirons avoir plus que les autres. La rivalité est un moteur essentiel du désir.
Argument 3
Parce qu’autrui en tant que sujet est le véritable objet du désir. Un autre être humain est un sujet de désir. Si le véritable objet du désir, c’est de continuer à désirer, alors autrui est le seul objet qui peut alimenter durablement notre force vitale (contrairement aux objets inertes qui n’ont pas de désir propre).
Exemple 3
L’amour permet d’illustrer cette thèse. Si l’amour occupe tant de place dans la recherche humaine du bonheur, c’est parce qu’autrui n’est pas un objet du désir comme les autres : les autres sont des êtres désirants et les aimer signifie aimer le désir lui-même.
A travers la théorie du désir mimétique, René Girard développe l’importance de la figure d’autrui dans la construction du désir et montre comment c’est toujours par la médiation du regard de l’autre que notre désir se porte vers un objet.
Résumé des trois parties
Nous avons d’abord montré que l’insatisfaction perpétuelle du désir pouvait s’expliquer par le fait que les êtres vivants veulent des biens durables, et au fond désirent l’immortalité. Ce désir peut être satisfait par la création d’oeuvres qui portent notre marque et nous survivent, davantage que par la possession de biens éphémères. Mais cette insatisfaction peut aussi s’expliquer plus simplement, si l’on considère que le véritable objet du désir n’est pas d’être définitivement satisfait, mais consiste au contraire dans le sentiment de plaisir éprouvé dans l’activité du désir lui-même. Le véritable objet du désir, c’est la perpétuation du désir. Cette thèse a cependant des conséquences morales problématiques car elle semble faire d’autrui un simple moyen pour éprouver du plaisir. C’est pourquoi dans un dernier moment nous avons identifié dans la figure d’autrui le véritable objet du désir. Autrui, en tant qu’être désirant, offre un désir un objet lui aussi infini ou sans cesse renaissant, d’où la place que prennent les relations affectives dans la quête du bonheur.
Enjeux de la réponse proposée
Si nous prenons cette réponse au sérieux, les conséquences sont de placer autrui en tant que sujet de désir au centre de la quête existentielle du bonheur.