Explication de texte
Hegel, Cours d’Esthétique, Introduction
NOTIONS : LA CONSCIENCE – L’EXISTENCE – LE TRAVAIL – L’ART
Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence ; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l'homme l'acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du coeur humain et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur. Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté du sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.
Hegel, Cours d’Esthétique, Introduction (1835)
Thème
Dans ce texte, extrait de l’introduction au Cours d’esthétique, Hegel met en relation les notions de conscience et d’activité, notamment d’activité artistique (mais ce texte parle aussi de la notion de travail).
Problème
Hegel affronte le problème suivant : par quels moyens l’homme acquiert-il la conscience de soi ? Quel rôle joue l’activité pratique et artistique dans le développement de la conscience de soi ?
Thèse
Dans cet extrait, Hegel répond à cette question en soutenant que l’être humain acquiert sa conscience de soi de deux manières : d’abord théoriquement, par l’introspection, en observant ses pensées et son identité, mais aussi pratiquement, par son activité, ses actions et ses œuvres, qui lui permettent d’observer une image de lui-même extériorisée dans le monde.
Enjeux
Cette thèse a des conséquences éthiques, voire politiques, puisque selon Hegel le travail et l’art sont particulièrement sources de développement et d’accomplissement pour l’être humain. Sa position philosophique mène donc à valoriser socialement le travail et la production artistique comme étant des activités essentielles pour l’homme.
Structure
Pour démontrer sa thèse Hegel rappelle d’abord que l’être humain est pour lui le seul être naturel à posséder une conscience de soi, ce qui enrichit, dédouble l’existence humaine par rapport aux autres êtres naturels privés de cette conscience. Puis Hegel présente une première manière (« primo ») qu’a l’homme d’accéder à la conscience de soi, grâce à l’introspection. Dans un troisième temps, l’auteur s’intéresse à l’autre voie (« deuxièmement ») par laquelle cette conscience se développe chez l’homme : par l’activité pratique et l’observation de ses effets dans le monde, qui constituent une image extériorisée de l’être humain qui les produit.
Analyse
Ce que dit l’auteur :
D’après Hegel, l’homme seul possède une existence physique et une existence consciente, contrairement aux autres êtres de la nature qui ne possèdent qu’une existence physique.
Ce que fait l’auteur :
Il pose ici les bases de son argumentation, avant de développer sa thèse au sujet de l’acquisition de la conscience de soi par l’homme.
Exemple(s)
Un objet, une table par exemple, ne possède qu’une existence physique qu’elle ne pense pas, qu’elle ne reconnaît pas, parce qu’elle ne possède pas de conscience de soi. À l’inverse, un être humain, qui possède également une existence physique (son corps), est capable de se penser soi-même, de penser ses actes, d’exister et agir consciemment. Au moment où je suis assis à ma table de travail, je sais (« con-science » : avec science) que je suis assis, je peux interroger les raisons de ma présence dans ce lieu, le sens de mes actes, mes émotions, etc .
Références ou thèses adverses et alliées
Hegel se place ainsi dans une tradition philosophique occidentale classique qui accorde uniquement à l’homme certaines caractéristiques intellectuelles en plus de son existence physique. On trouve la même hiérarchie par exemple chez Aristote, dès l’Antiquité. L’anthropologie contemporaine (par exemple Philippe Descola) a démontré que cette position philosophique est particulière à l’occident, et qu’elle s’oppose par exemple à l’animisme, qui accorde une vie spirituelle à tous les êtres naturels.
Enjeux
Cette thèse à des enjeux éthiques et politiques puisqu’elle fonde un rapport au monde et au non-humain où l’homme est un être à part exerçant une domination légitime sur ce qui l’entoure, qui est considéré comme inférieur, possédant une existence moins riche. Penser l’homme comme le seul être doué d’une vie intérieure autorise souvent par exemple l’exploitation des animaux et du reste de la nature par l’homme. Cette position, majoritaire dans la philosophie occidentale, est également très dangereuse puisqu’elle rattache la conscience de soi à la pensée théorique définie par la tradition occidentale et peut mener à nier l’existence de la conscience chez des êtres humains dont les modes de pensée paraissent radicalement étrangers : ce fut notamment le cas lors de la colonisation, dont Hegel fut un défenseur et un théoricien.
Problèmes et limites
Cette légitimation de la colonisation mène ainsi à porter un regard suspect sur la hiérarchie que Hegel pose entre les êtres. Par ailleurs, les résultats de l’éthologie contemporaine tendent à nuancer, si ce n’est abandonner, des énoncés comme : « seul l’homme possède une conscience de soi ». Certaines expériences démontrent ainsi que des animaux ont une reconnaissance de ce qu’ils sont et font (Cf. Franz de Waal, Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?).
Comment cette partie répond au problème
Pour le moment, Hegel ne propose pas encore de réponse au problème qu’il affronte (comment l’homme acquiert-il la conscience de soi?), mais se contente de rappeler que l’homme possède une conscience de soi.
Ce qu’il reste à démontrer
Il va donc lui falloir démontrer dans les deux prochaines parties que l’homme « l’acquiert de deux manières » : théoriquement et pratiquement.
Analyse
Ce que dit l’auteur :
La première manière que possède l’homme de développer sa conscience de soi passe par la pensée, l’introspection et l’analyse de son identité.
Ce que fait l’auteur :
Hegel défend ici la première partie de sa thèse, qu’il développe moins que la suite du texte, indiquant ainsi que cette première manière d’acquérir la conscience de soi est la plus communément admise.
Exemple(s)
Par la pensée, je peux par exemple apprendre à me connaître moi-même et voire se dessiner mon identité à travers mes réactions à ce qui m’arrive. Je peux par exemple prendre conscience que je suis joyeux si je réagis positivement à des informations qui me sont transmises par autrui.
Références ou thèses adverses et alliées
Cette première conception de la conscience de soi place également Hegel dans une tradition philosophique classique et le met par exemple dans la filiation de Descartes. Pour Descartes, c’est grâce à l’exercice de la pensée théorique et du doute que l’homme peut découvrir sa nature essentielle : il est une « chose qui pense » avant même d’être un corps qui agit dans le monde. C’est ma pensée qui me définit en tant qu’être avant tout chez Descartes : « je pense donc je suis » (Méditations métaphysiques).
Enjeux
Cette partie est la moins développée du texte, sans doute parce qu’elle ne fait que réitérer des thèses philosophiques classiques qui ne sont pas le cœur de la thèse défendue par Hegel dans cet extrait.
Problèmes et limites
Hegel soutient que la pensée peut nous permettre de découvrir notre « essence » et se place ainsi aux côtés des philosophes pour qui l’être humain possède une nature essentielle bien définie : on appelle cette prise de position philosophique « l’essentialisme ». D’autres philosophes, ou les sciences sociales, contestent la réalité d’une telle essence attribuable à l’homme et aux individus. Pour un philosophe comme Jean-Paul Sarte, c’est notre existence, ses étapes, les choix que nous faisons, qui nous définissent, et non une essence abstraite : « l’existence précède l’essence » (L’existentialisme est un humanisme).
Comment cette partie répond au problème
Dans cette deuxième partie, Hegel commence à répondre à notre question : « comment l’homme acquiert-il la conscience de soi ? ». Il expose en effet un premier moyen d’accès à la conscience, qui passe par la pensée.
Ce qu’il reste à démontrer
Mais cela ne nous dit encore rien du rôle que joue l’activité pratique dans le développement de la conscience de soi, puisque Hegel ne s’intéresse ici qu’à la conscience théorique de l’homme.
L’acquisition de la conscience de soi par l’activité pratique (« Deuxièmement »(...) « œuvre d’art »).
Analyse
Ce que dit l’auteur :
L’homme développe également la conscience de soi par les actions qu’il produit dans le monde. Les effets de ces actions, les œuvres de l’homme, constituent pour lui un reflet de ce qu’il est.
Ce que fait l’auteur :
Ici Hegel complète sa thèse et lui donne son caractère original en plaçant l’activité pratique au cœur de la conscience de soi. Il donne également un exemple dans cette partie en parlant du jeune garçon, et aborde le sujet de l’œuvre d’art, qui est longuement abordé dans la suite de son Cours d’esthétique.
Exemple(s)
Hegel nous donne dans cette partie l’exemple d’un jeune garçon jetant des pierres dans l’eau et observant les ronds formés par ce jet. Par cet exemple, Hegel illustre un geste par lequel l’humain modifie ce qui l’entoure, même de manière très éphémère, et trouve du plaisir et de l’intérêt dans le spectacle des effets de ses actes sur le monde. Hegel choisit cet exemple parce qu’il montre que ce qu’il décrit est valable dès le plus jeune âge de l’homme. Le philosophe voit également dans cet exemple une forme enfantine d’un processus qu’on retrouve dans les œuvres d’art les plus complexes : lorsqu’un musicien compose un morceau, ou lorsqu’un peintre réalise une œuvre, ils opèrent des actes analogues à celui de l’enfant d’après Hegel, et recherchent une « reproduction » d’eux-mêmes dans des œuvres extérieures. Nota Bene : cette définition intéressante et originale de l’oeuvre d’art comme « reproduction de soi ».
Références ou thèses adverses et alliées
Cette thèse originale de Hegel, faisant de la modification pratique du monde un élément essentiel du développement de l’esprit humain, fait date et sera reprise par de nombreux philosophes qui héritent de sa pensée. On peut citer notamment Karl Marx, pour qui le travail, la modification de la nature par l’action humaine, est ce qui définit le plus l’être humain et son histoire. Notre extrait permet également de mieux comprendre la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave » qu’on trouve chez Hegel : si c’est l’activité qui permet de développer sa conscience, le maître qui remet son travail entre les mains de l’esclave abandonne ce processus et laisse l’esclave seul avancer dans un enrichissement de la conscience de soi. En mettant l’activité pratique au cœur de la conscience de soi (on parle parfois de « cogito pratique » hégélien) Hegel s’oppose à Descartes, dont nous parlions plus haut, qui localise la conscience uniquement dans l’esprit et la pensée, non dans les actions concrètes du corps sur le monde.
Enjeux
D’un point de vue philosophique, cela revient à replacer l’action et le corps sur le même plan que la pensée et l’esprit, puisque la conscience de soi passe tant par une activité théorique que pratique. D’un point de vue éthique et politique, cette thèse hégélienne mène à valoriser le travail et les productions de l’homme comme des moyens de son épanouissement, et non pas, par exemple, comme les sources de sa servitude. Mais on peut remarquer que pour permettre un épanouissement de la conscience humaine, le travail doit être une activité dans laquelle l’individu peut lire les marques de ce qu’il est, et donc doit être une activité dont il maîtrise le sens. C’est à partir de cette thèse hégélienne que Karl Marx développera sa critique du travail aliéné, c’est-à-dire du travail dans lequel l’homme ne trouve plus de sens ou d’intérêt individuel (Manuscrits de 1844). Du point de vue d’une philosophie de l’art, ce texte propose une définition intéressante de l’œuvre artistique en la replaçant sur le même plan que toutes les autres activités par lesquelles l’homme accède à la conscience de soi. Mais Hegel écrit bien : « jusqu’à cette sorte de reproduction de soi », indiquant peut-être par là que l’art est la forme la plus développée et complexe de l’activité par laquelle l’homme contemple sa propre image dans le monde.
Problèmes et limites
Nous avons déjà indiqué que ce serait mal comprendre la thèse de Hegel que d’en faire une apologie de toutes les formes de travail humain, puisqu’il indique clairement qu’une activité n’est épanouissante pour l’homme que si elle est créatrice et personnelle. Hegel défendait ainsi un modèle artisanal du travail, dans lequel l’individu maîtrise tout le processus de sa production et peut tirer satisfaction et fierté de son œuvre achevée. Contrairement au modèle industriel, qui répond à des impératifs productivistes aliénants pour l’individu, qui le dépossèdent de son activité et de ses effets. On pourrait reprocher à la thèse hégélienne une dimension extrêmement anthropocentrique (qui place l’humain au centre et au sommet de la nature), dans la continuité de son premier paragraphe. En effet, le texte semble décrire le monde comme un terrain de jeu, ou une réserve à matière première disponible pour le développement de l’humain qui modifie tout ce qui l’entoure à son image (il faut « ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger », et l’homme ne peut « jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité »). Comme nous l’avons dit, ce genre de thèse fonde et légitime un rapport d’exploitation au monde, dont la crise écologique témoigne des effets néfastes pour l’intégralité de la nature. Dans sa conférence « Le problème de la technique », le philosophe Martin Heidegger critique cette représentation du monde comme « stock » disponible pour l’action productrice de l’homme. À l’inverse, Heidegger défend un rapport poétique au monde, non fondé uniquement sur son utilisation intéressée.
Résumé des parties du texte
Hegel a d’abord rappelé que pour lui l’homme est le seul être naturel à doubler son existence physique d’une existence consciente. C’est à l’acquisition de cette conscience qu’il s’intéresse dans la suite du texte. D’abord il nous a décrit comment c’est par une activité théorique que l’homme peut y accéder. Puis il a défendu que c’est par son activité pratique, qui permet à l’homme de contempler sa propre image dans le monde qu’il modifie, que l’être humain développer sa conscience de soi.
Enjeux de la réponse au problème proposée par l’auteur
Cette thèse philosophique possède des enjeux théoriques dans l’histoire de la philosophie, puisqu’elle donne une importance originale à l’activité pratique dans l’accès à la conscience. Mais nous avons aussi particulièrement insisté sur les enjeux éthiques et politiques de cette thèse : Hegel valorise le travail et l’art, en indiquant cependant à quelles conditions une activité peut être épanouissante pour l’individu. Cette position sera au cœur de nombreuses pensées critiques sociales et politiques, notamment celle de Karl Marx, qui se place expressément dans la continuité de la philosophie hégélienne.