Peut-il être juste de désobéir aux lois ?
NOTIONS : LA JUSTICE ET LE DROIT - L’ÉTAT –LE DEVOIR – LA LIBERTÉ
Analyse des termes du sujet : définitions et distinctions
Ce qui est désigné comme juste peut l’être au moins en deux sens : d’abord ce qui est légal, conforme à la justice contenue dans le droit positif, inscrite dans un cadre juridique, et encadrée par des lois ; mais est également dit juste ce qui est jugé légitime, conforme à ce qui semble moralement droit d’après un système de valeurs éthiques non réductible au droit positif. De la même manière, on peut distinguer deux manières de désobéir : la désobéissance égoïste, je désobéis à la loi parce qu’elle va contre mes intérêts individuels ; la désobéissance civile, je désobéis à une loi particulière parce qu’elle va contre des principes qui lui sont supérieurs et qui me paraissent plus légitimes qu’elle (par exemple : les droits de l’homme, ou l’intérêt général). Le pluriel du mot lois indique ici la pluralité et la relativité des lois, qui changent en fonction du lieu et du temps. Il existe également plusieurs sortes de lois : la loi juridique qui régit la vie politique et permet aux hommes de cohabiter pacifiquement dans un cadre commun qui délimite leurs droits et leurs devoirs ; la loi morale qui sert de critère à l’action individuelle et peut être dictée par notre éducation, des dogmes religieux, ou l’usage de la raison d’après certains philosophes (notamment Kant et les utilitaristes).
Première hypothèse
À première vue, il paraît absurde de soutenir qu’il peut être juste de désobéir aux lois : en effet, si l’on entend par « juste » ce qui est conforme à la loi, il n’y a pas de justice en dehors des lois qui régissent la collectivité, et alors il n’est jamais jutes d’être hors-la-loi. Au contraire, sortir du cadre juridique reviendrait toujours à mettre en danger la possibilité même de vivre en commun.
Deuxième hypothèse
Pourtant, s’il existe une justice qui dépasse le cadre relatif des lois, encadrant une certaine société à une certaine époque et mis en place par un certain gouvernement, il n’est peut-être pas absurde mais peut-être même essentiel de reconnaître qu’il est parfois légitime de désobéir. Lorsque la loi nous paraît véritablement injuste, il serait alors juste de désobéir, voire injuste de ne pas désobéir.
Problématique
Cette question pose donc problème car on ne sait pas si ce sont les lois qui définissent ce qui est juste afin d’ordonner la vie collective des hommes, ce qui leur confère un caractère quasiment sacré d’inviolabilité ou si les lois, toujours relatives, doivent être critiquées d’après des principes supérieurs pouvant mener à désobéir au nom de la justice elle-même.
Enjeux
Cette question a des enjeux éthiques et politiques, puisqu’il s’agit de déterminer à quel point un cadre juridique peut être contesté et donc fragilisé par des positions éthiques divergentes, et si notre conception personnelle de la justice peut être assez légitime pour entrer en concurrence avec des lois partagées par tous nos concitoyens.
Annonce de plan
Dans un premier temps nous étudierons la première hypothèse selon laquelle non, il n’est jamais légitime d’aller à l’encontre du cadre légal car lui seul rend possible la vie en société. Puis nous explorerons la deuxième hypothèse selon laquelle oui il peut être juste de désobéir aux lois car les lois sont relatives et peuvent être injustes selon certains critères qui les dépassent. Enfin nous essayerons de sortir de ce problème en insistant sur le fait que la désobéissance, pour être jugée légitime, doit toujours être au service d’une amélioration du cadre dans lequel nous vivons collectivement.
Argument 1
Parce que c’est la loi qui permet à des individus différents et aux systèmes de valeurs parfois contradictoires de cohabiter pacifiquement au sein d’une même société.
Exemple 1
C’est par exemple le cadre juridique de la séparation de l’Église et de l’État et les lois laïques qui permettent à des individus suivant les préceptes de religions différentes de cohabiter au sein d’une même société en temps de citoyens égaux en droits.
Argument 2
Parce que la désobéissance fragilise l’édifice social et risque de faire basculer le groupe dans le chaos, l’anarchie des désirs égoïstes contradictoires, la loi du plus fort…
Exemple 2
On peut constater que lorsque l’édifice juridique est ébranlé, par exemple lors de guerres ou de catastrophes, c’est la réponse aux besoins égoïstes qui l’emporte et les individus les plus faibles ne sont plus protégés par la loi.
Argument 3
Parce qu’en vivant en société l’individu accepte les avantages d’un tel cadre juridique par une forme de contrat tacite et doit accepter les règles de ce cadre, et emprunter les voies légales disponibles pour le contester.
Exemple 3
En démocratie, il est par exemple possible de critiquer la loi et de militer (manifestations, expression dans l’espace public…) pour sa modification dans un cadre prévu par la loi elle-même, ce qui rend illégitime la désobéissance.
Dans le Léviathan, Thomas Hobbes décrit ce que serait l’état de nature, la vie des hommes s’ils n’étaient pas contraints par la loi : un état de guerre de tous contre tous permanente, où les désirs individuels entrent en conflit, et où le sentiment dominant au quotidien serait la peur à l’encontre des autres. Hobbes théorise ainsi la nécessité d’un « contrat social » qui accorde à l’État le droit de contraindre les hommes à suivre la loi afin de les «tenir en respect » et permettre la paix sociale. Ce contrat ne peut pas être remis en cause pour Hobbes, au risque de retomber dans cet état de nature soumis à la loi du plus fort et à la terreur.
Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
Après cette première partie, il pourrait sembler évident que seules les lois nous permettent de vivre ensemble et que leur désobéir c’est mettre en péril la possibilité même de la société, alors même que des voies légales sont prévues en démocratie pour exprimer notre désaccord.
Objection
Cependant, un cadre légal est relatif et peut à tout moment basculer d’une forme libre à une forme despotique : n’est-il pas alors extrêmement dangereux, voire suspect, de théoriser la nécessité d’une obéissance aveugle de la part des citoyens ?
Argument 1
Parce que le cadre légal qui encadre une société peut évoluer et être soumis aux décisions d’un gouvernement hostile aux libertés des citoyens. C’est parfois même au nom de la défense de la paix sociale que les lois sont durcies et régissent la vie collective de manière illégitime.
Exemple 1
Le Patriot Act, par exemple, a été instauré par le gouvernement des États-Unis suite au 11 septembre et a permis, au nom de la sécurité et de la lutte anti-terroriste, la surveillance généralisée de la population.
Argument 2
Parce que si nous obéissons dans ce cas à des lois injustes nous devenons complices d’un pouvoir despotique et agissons nous-mêmes injustement, alors que nous pouvons résister à un cadre juridique au nom de principes qui lui sont supérieurs et au nom desquels nous pouvons juger la loi comme illégitime.
Exemple 2
Suite à la Seconde Guerre Mondiale, de nombreux fonctionnaires Allemands, par exemple Adolf Eichmann, ont été jugés pour leur obéissance aux lois et directives nazies, qu’ils disent parfois avoir suivies par sens du devoir civique.
Argument 3
Parce qu’un gouvernement véritablement démocratique doit laisser sa place au désaccord, à la contestation et même à la désobéissance, en conservant de profondes suspicions à l’égard de tout ce qui peut systématiser l’obéissance. En effet, c’est lorsque l’obéissance est systématisée par la démocratie elle-même qu’un régime dictatorial peut s’installer avec l’accord tacite des gouvernés.
Exemple 3
On parle par exemple de « démocratures » pour critiquer les sociétés dites démocratiques mais dévelopant un arsenal législatif et policier qui restreint la liberté des citoyens contestataires, de la presse, etc.
Dans son livre Eichmann à Jérusalem dans lequel elle relate et analyse le procès d’Adolf Eichmann, Hannah Arendt développe le concept de « banalité du mal » qui lui sert à décrire comment tout individu peut être mené à commettre les actes les plus horribles si un cadre juridique et une autorité le lui demandent, voire simplement le lui permettent. Arendt défend par ailleurs la possibilité d’une désobéissance civile comme essentielle à la vie démocratique, afin de prévenir la plongée dans une société dictatoriale illégitime.
Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
Nous avons donc vu dans cette deuxième partie pourquoi il était légitime, voire essentielle à la vie sociale de considérer comme juste de désobéir aux lois lorsqu’elles deviennent elles-mêmes injustes et soutiennent une système dictatorial.
Objection
Mais la possibilité de la désobéissance ne peut pas être prise à la légère et il convient d’insister sur le fait que seule une désobéissance mise au service de l’amélioration de la vie collective peut être jugée politiquement légitime.
La désobéissance est légitime si elle ne répond pas à des objectifs égoïstes mais l’amélioration de la vie collective
Argument 1
Parce que si les lois sont relatives, les critères éthiques aussi et la possibilité de la désobéissance au nom de nos valeurs individuelles mène, en fin de compte, à l’absence totale de règles communes pour les individus qui vivent ensemble malgré leurs systèmes de valeurs différents.
Exemple 1
Si un individu A, par exemple, désobéit à une loi qu’il trouve injuste d’après son système de valeurs, alors qu’un individu B obéit à cette loi qu’il trouve juste d’après son propre système éthique, n’est-on pas au final dans l’incapacité de trouver un accord commun pour encadrer les actions des différents individus ?
Argument 2
Parce que la désobéissance civile se fait dans un cadre bien défini : elle est collective, assumée publiquement, et faite en vue de l’évolution du cadre légal qui régit la vie collective. La répression est également affrontée collectivement et les procès peuvent être le lieu d’une défense de l’intérêt collectif poursuivi par la désobéissance.
Exemple 2
L’écrivain américain Thoreau est par exemple connu pour avoir fait de la résistance fiscale afin de critiquer et refuser de financer les guerres menées par son pays : cette désobéissance civile ne revient pas au même que la fraude fiscale menée pour répondre à des intérêts individuels.
Argument 3
Parce que les évolutions du cadre législatif et politique, et notamment de la démocratie, se font historiquement en bonne partie grâce à la désobéissance et aux révoltes populaires. Le concept même de révolution implique la désobéissance et un mode de contestation qui remet en cause le cadre légal imposé par un ordre social donné.
Exemple 3
Le peuple libanais, par exemple a manifesté récemment son mécontentement et réclamé la chute du régime en mobilisant des moyens de contestation qui dépassent le cadre légal proposé justement par ce régime remis en question.
Dans un passage de sa Somme théologique, Thomas d’Aquin décrit la situation d’une ville encerclée par l’ennemi et dans laquelle la loi interdit d’ouvrir les portes. Si un médecin ou un médecin se présentait pourtant à la porte sans risque que l’ennemi ne pénètre dans la ville, ne serait-il pas légitime de lui ouvrir les portes ? Dans ce texte Thomas d’Aquin rappelle que la loi est faite pour être efficace dans la plupart des cas, mais qu’une situation exceptionnelle peut mener à l’enfreindre si cette désobéissance est faite au nom de l’intérêt général, au service duquel la loi elle-même a été écrite : « s’il surgit un cas où l’observation de telle loi soit préjudiciable au bien commun, celle-ci ne doit plus être observée ».
Résumé des trois parties
Nous avons d’abord montré que seul un cadre légal qui est respecté peut garantir la vie commune et pacifique d’individus aux désirs et systèmes de valeurs contradictoires. Mais nous avons étudié dans un deuxième temps des cas indiquant pourquoi il est important de garder à l’esprit que la désobéissance est parfois légitime voire peut devenir un devoir. Dans un dernier moment nous avons rappelé que cette désobéissance, pour être juste, doit être mise au service de l’intérêt commun si l’on juge qu’il est mal poursuivi par les lois.
Enjeux de la réponse proposée
Si nous prenons cette réponse au sérieux, les conséquences sont que les lois ne doivent pas être considérées comme les gardiennes sacrées de la vie politique, mais au contraire que nous devons, au nom de l’intérêt commun, entretenir un rapport de suspicion et de résistance à l’encontre de tout ce qui peut, dans le cadre légal, menacer nos libertés et le bien collectif.