Explication de texte
Wilhelm Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines
NOTIONS : THÉORIE ET EXPÉRIENCE – L’INTERPRÉTATION – LA MATIÈRE ET L’ESPRIT – LA SOCIÉTÉ
Les concordances que nous pouvons enregistrer dans le domaine social restent quant au nombre, à la signification et à la précision, bien loin derrière celles que nous constatons dans la nature en partant de la base solide des rapports dans l'espace et des propriétés du mouvement. Le mouvement des astres – non seulement dans notre système planétaire, mais même celui d'étoiles dont la lumière ne parvient à nos yeux qu'après des années et des années – se révèle soumis à la loi, pourtant bien simple, de la gravitation, et nous pouvons le calculer longtemps à l'avance. Les sciences sociales ne pourraient apporter à l'intelligence de pareilles satisfactions. Les difficultés que pose la connaissance d'une simple entité psychique se trouvent multipliées par la variété infinie, les caractères singuliers de ces entités, telles qu'elles agissent en commun dans la société, de même que par la complexité des conditions naturelles auxquelles leur action est liée, par l'addition des réactions qui s'amassent au cours de nombreuses générations – addition qui nous empêche de déduire directement de la nature humaine, telle que nous la connaissons aujourd'hui, les traits qui étaient propres à des temps antérieurs, ou de déduire logiquement l'état actuel de la société de certains caractères généraux de la nature humaine. Pourtant ces difficultés se trouvent plus que compensées par une constatation de fait : moi qui, pour ainsi dire, vis du dedans ma propre vie, moi qui me connais, moi qui suis un élément de l'organisme social, je sais que les autres éléments de cet organisme sont du même type que moi et que, par conséquent, je puis me représenter leur vie interne. Je suis à même de comprendre la vie de la société.
Wilhelm Dilthey, Introduction à l'étude des sciences humaines, 1883
Thème
Dans ce texte, Dilthey étudie la distinction entre les sciences de la nature et les sciences sociales, en insistant sur la spécificité de ces dernières.
Problème
Dilthey affronte le problème suivant : quels sont les obstacles particuliers auxquels doivent se confronter les sciences de l’esprit et de la société ? Peuvent-elles prétendre égaler les sciences de la nature alors que leur objet semble particulièrement complexe à étudier ?
Thèse
Dans cet extrait Dilthey répond à cette question en soutenant que si les sciences de l’homme ne peuvent espérer se fonder sur des régularités observables aussi satisfaisantes que celles observées dans la nature, la spécificité des sciences humaines (l’homme y étant à la fois objet et sujet) rend possible une compréhension des phénomènes sociaux par le sujet humain qui y participe en même temps qu’il les observe.
Enjeux
Cette thèse a des conséquences scientifiques et sociales, puisqu’il s’agit d’insister sur la particularité des sciences humaines, notamment pour éviter de les réduire aux sciences de la nature et à leurs objectifs, afin de fonder une méthode originale qui puisse guider l’étude de l’homme et de la société.
Structure
Pour démontrer sa thèse Dilthey commence d’abord par poser la distinction nette entre sciences de la nature et sciences humaines, à l’aide de l’exemple de l’astronomie. Pour ensuite approfondir l’explication des difficultés particulières rencontrées par les sciences sociales (« Les sciences sociales ne pourraient apporter à l’intelligence de pareilles satisfactions. »). Dans un troisième et dernier temps, il met en avant la méthode (« Pourtant ces difficultés se trouvent plus que compensées ») fondant à la fois l’originalité et la possibilité d’une réussite des sciences humaines et sociales.
Analyse
Ce que dit l’auteur :
Il est plus facile, d’après Dilthey, d’étudier la nature, parce qu’on peut établir des concordances stables entre des lois et des observations. Pour Dilthey il y a une franche distinction entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales parce que de telles concordances sont bien plus rares et imprécises dans le champ humain.
Ce que fait l’auteur :
Ici Dilthey pose une distinction qui permet d’aborder la supériorité épistémologique des sciences de la nature, avant de s’intéresser aux spécificités des sciences humaines et d’introduire à leur méthodologie propre (cf. le titre de l’ouvrage dont est tiré l’extrait : Introduction à l’étude des sciences humaines).
Exemple(s)
Dilthey prend l’exemple de l’astronomie (« le mouvement des astres » pour décrire une science où une concordance précise est à l’œuvre entre des lois comme celle de la gravitation et des observations. Par exemple, Urbain Le Verrier, au 18e siècle, a été capable de prévoir et identifier l’emplacement d’une planète, qu’on a ensuite nommée Neptune, à l’aide de la loi de la gravitation découverte par Newton.
Références ou thèses adverses et alliées
Ces concordances que décrit Dilthey au sein des sciences de la nature ont le principal avantage de permettre de prévoir. Dilthey est ici proche de la devise qu’Auguste Comte attribue à la science moderne : « science d’où prévoyance ». Comte théorise ce qu’il nomme le « positivisme », c’est-à-dire l’explication des phénomènes observables dans la nature à l’aide de leur mise en concordance au sein de théories scientifiques, qu’il oppose à l’explication religieuse et métaphysique qui utilise des mythes afin d’expliquer le réel.
Enjeux
Pour Dilthey l’enjeu est ici de signaler le retard des sciences sociales sur les sciences de la nature, et donc à la fois d’insister sur l’efficacité explicative des sciences physiques et de motiver son étude d’une méthodologie propre aux disciplines qui étudient l’homme, afin de les faire gagner en légitimité scientifique.
Problèmes et limites
On pourrait répondre à Dilthey que les concordances qui semblent certaines au sein des sciences physiques ne le sont pas tellement et restent des hypothèses de travail souvent falsifiées par les avancées de la science : l’explication newtonienne du mouvement des astres, par exemple, a été contestée et remplacée par les théories d’Einstein sur la relativité. Mais il ne s’agit pas ici pour Dilthey de signaler une perfection des sciences de la nature : le philosophe se contente en quelque sorte de signaler leur avance sur les sciences sociales.
Comment cette partie répond au problème
Dans cette partie Dilthey commence donc à répondre au problème en soulignant le retard des sciences sociales concernant leur capacité à établir des concordances stables entre la théorie et l’observation.
Ce qu’il reste à démontrer
Il lui reste cependant à expliquer ce retard et à avancer les débuts d’une méthodologie propre aux sciences humaines.
Analyse
Ce que dit l’auteur :
Dilthey expose dans cette deuxième parties les difficultés auxquelles se confrontent les sciences humaines : à cause de la singularité et de la multiplicité de leurs objets, ainsi que de l’accumulation historique qui les constituent, ces sciences ne peuvent opérer de simples déductions à partir de lois comme les sciences de la nature.
Ce que fait l’auteur :
L’auteur analyse ici les raisons du retard des sciences sociales sur les sciences de la nature, et fonde son projet d’une méthode originale pour ces disciplines.
Exemple(s)
Il est impossible de fonder une connaissance des sociétés humaines passées à partir de la simple observation de notre époque : cela est vrai concernant notre réalité physiologique modifiée à travers le temps, nos habitudes, ou même nos sentiments, qui sont construits et sédimentés historiquement. De la même manière, il est impossible de tirer des conclusions certaines à partir de l’observation du passé : l’histoire humaine n’est pas linéaire, elle ne répond pas à des lois fixes et identifiables mais est un processus surprenant et instable, dépendant d’une multiplicité de facteurs qui ne sont étudiables qu’a posteriori. On peut également prendre comme exemples de tentatives qui échouent les lois économiques, qui réduisent par exemple l’humain à un modèle abstrait « l’homo economicus » afin d’essayer d’en tirer des conclusions économiques.
Références ou thèses adverses et alliées
Jean-Jacques Rousseau (dont l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dit qu’il est le fondateur des sciences humaines) reproche à Hobbes, lorsqu’il expose son hypothèse d’un « état de nature » antérieur à la création de la société, d’être influencé par l’observation de ses contemporains : pour Rousseau, on ne peut pas déduire de la réalité d’une époque des traits caractéristiques de la nature humaine.
Enjeux
Dilthey emprunte à certaines sciences expérimentales leur vocabulaire afin de décrire la réalité humaine et faire gagner en scientificité sa description. Cependant, il ne va pas s’agir pour Dilthey de rabattre les sciences sociales sur les sciences de la nature, en tentant de les mathématiser par exemple, mais de fonder leur méthode à partir de leurs propres limites et difficultés. Un des enjeux de ce passage est également de refuser la définition d’une nature humaine abstraite et stable, dont on pourrait déduire des lois comme depuis une définition mathématique : l’homme est un être culturel et historique, et on ne peut distinguer chez lui ce qui est naturel et ce qui est conventionnel (voir le texte de Maurice Merleau-Ponty dans la fiche « Culture »).
Problèmes et limites
Une telle description des difficultés rencontrées par les sciences humaines pourrait mener à abandonner la tentative d’une étude rigoureuse de la société et à refuser à des disciplines comme l’histoire le statut de science : il va falloir fonder une méthode de recherche et de constitution de preuves propres à ces champs du savoir humain.
Comment cette partie répond au problème
Dans cette partie Dilthey détaille les raisons du manque épistémologique propre aux sciences sociales de son temps, et développe la distinction avec les sciences de la nature indiquée dans la première partie.
Ce qu’il reste à démontrer
Suite à un tel bilan accablant, il va falloir exposer les sources d’un espoir possible concernant une étude rigoureuse de la réalité sociale et humaine.
Analyse
Ce que dit l’auteur :
Pour Dilthey il est pourtant possible pour l’homme d’être sujet et objet de la même science, c’est-à-dire de s’étudier lui-même. Je peux, d’après Dilthey, à travers mon propre vécu, individuel et social, comprendre l’organisme dont je suis une partie, ainsi que les autres hommes qui me sont similaires.
Ce que fait l’auteur :
Ici l’auteur avance sa thèse afin de répondre au problème des sciences humaines qu’il a identifié dans le début de son texte. Par là il pose les bases théoriques de la condition de possibilité de ces disciplines particulières.
Comprendre : com-prendre = prendre avec, faire mien, superposer des expériences, des structures qui sont miennes, aux autres. La compréhension implique une implication personnelle, parfois affective. Par exemple je peux comprendre un acte, alors même que je le condamne moralement. À distinguer d’expliquer (cf. plus bas).
Exemple(s)
Je peux par exemple à travers l’étude de ma propre construction psychologique, de ce qui l’a orientée, émettre des hypothèses à propos des autres qui vivent autour de moi. Je peux également comprendre, toutes proportions gardées, des sentiments décrits dans des textes très anciens : il y a un transfert possible entre ma propre vie spirituelle et les réalités humaines diverses auxquelles je me confronte. C’était d’ailleurs là une devise de l’humanisme classique : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Références ou thèses adverses et alliées
Dilthey théorise dans d’autres textes la distinction entre expliquer et comprendre. Je ne peux qu’expliquer (ex-pliquer = déplier) la nature : je peux, par mes observations et la découverte de lois défaire la complexité, les plis de la nature. Complexité qui est, on l’a vu, beaucoup plus forte dans le domaine social, ce qui explique l’échec de sa simple explication à partir de lois, par exemple les lois économiques qui prétendent décrire adéquatement le réel. En revanche, je peux comprendre les phénomènes humains : ce qui implique d’après Dilthey de se retrouver dans les autres et dans les phénomènes humains. Il y a une interprétation possible des phénomènes humains à partir de ma propre réalité ; une interprétation que je ne peux pas opérer lorsque j’étudie la nature.
Enjeux
Dilthey souligne ici un régime de scientificité propre aux sciences humaines, qui reconnaît à la fois leur limite mais aussi leur originalité et en quelque sorte leur noblesse. La compréhension s’oppose à l’explication en tant qu’elle est une posture interne : Dilthey théorise la participation de l’homme en tant que sujet à son objet d’étude. Ce qui fonde la nécessité d’un regard réflexif sur cette participation dans la méthode des sciences sociales : le sociologue, par exemple, s’intéresse avec attention à son propre rôle au sein de la société, à l’influence de cette dernière sur ses hypothèses, et à l’inverse aux effets que son travail a sur la société (voir par exemple le concept de prophétie autoréalisatrice).
Problèmes et limites
Une telle méthode, fondée sur la compréhension et le transfert de ma réalité psychique sur les autres présente un risque majeur : celui du subjectivisme, c’est-à-dire de la projection de ma propre réalité sur ce qui m’entoure. L’ethnocentrisme, qui consiste à comprendre les autres sociétés à partir ou en comparaison à une société donnée – souvent la société occidentale, d’où parlent les anthropologues– fait l’objet de critiques par exemple de la part de Claude Lévi-Strauss. Comprendre une société à partir d’une autre et oublier ses spécificités, ce serait oublier ce qu’écrit Dilthey dans la deuxième partie de son texte : la réalité humaine est si complexe qu’on ne peut user de généralités dont on tire des conclusions.
Résumé des parties du texte
Nous avons donc vu pourquoi Dilthey distingue sciences de la nature et sciences sociales, signalant le retard de ces
dernières en matière de méthodologie et d’efficacité.
Dans un deuxième temps le philosophe a expliqué ce retard en soulignant la complexité de l’objet d’étude propre
aux sciences sociales, qui empêche notamment de déduire des conclusions depuis des lois générales qui seraient
applicables universellement comme celles des sciences physiques.
Pour finir, Dilthey commence pourtant à indiquer ce qui rend possible d’élever l’observation des phénomènes
humains au rang de science, en faisant de la compréhension par le sujet humain de la réalité sociale à laquelle il
participe la base d’une méthode originale.
Enjeux de la réponse au problème proposée par l’auteur
Cette proposition méthodologique faite par Dilthey a le mérite de reconnaître l’avance des sciences de la nature,
qu’il ne va pas s’agir d’imiter en tous points en réduisant les sciences humaines à leurs procédés et objectifs.
Dilthey, à partir d’une analyse réaliste des conditions de possibilité des sciences humaines, propose plutôt
d’emprunter une voie originale afin de les constituer en tant que sciences.
Cette voie, fondée sur la compréhension par le sujet humain de sa place dans l’organisme social, attribue une
indépendance à la réalité sociale dans le champ scientifique, et empêche de la réduire à d’autres réalités, par
exemple la réalité biologique ou mathématique.