Explication de texte
Jean Le Rond D’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759
Notion(s) : la liberté – la raison – la conscience
Perspective(s) : la connaissance - l’existence humaine et la culture
"Nous disons que l'existence de la liberté n'est qu'une vérité de sentiments, & non pas une vérité de discussion ; il est facile de s'en convaincre. Car le sentiment de notre liberté consiste dans le sentiment du pouvoir que nous avons de faire une action contraire à celle que nous faisons actuellement ; l'idée de la liberté est donc celle d'un pouvoir qui ne s'exerce pas, & dont l'essence même est de ne pas s'exercer au moment que nous le sentons ; cette idée n'est donc qu'une opération de notre esprit, par laquelle nous séparons le pouvoir d'agir de l'action même, en regardant ce pouvoir oisif (quoique réel) comme susbsitant pendant que l'action n'existe pas. Ainsi la notion de liberté ne peut être qu'une vérité de conscience. En un mot la seule preuve dont cette vérité soit susceptibre, est analogue à celle de l'existence des corps ; des êtres réellement libres n'auraient pas un sentiment plus vif de leur liberté que celui que nous avons de la nôtre ; nous devons donc croire que nous sommes libres. D'ailleurs quelles difficultés pourraient présenter cette grande question, si on voulait la réduire au seul énoncé net dont elle soit susceptible ? Demander si l'homme est libre, ce n'est pas demander s'il agit sans motif & sans cause, ce qui serait impossible ; mais s'il agit par choix & sans contrainte ; & sur cela il suffit d'en appeler au témoignage universel de tous les hommes."
Jean Le Rond D’Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759
Introduction
Thème
La difficulté de saisir l’objet qu’est la liberté et d’en donner une définition et une preuve concrète.
Problème
Comment est-il possible de prouver l’existence de la liberté humaine, c’est-à-dire la capacité à choisir sans causes qui nous déterminent et nous contraignent dans nos choix, alors même que la liberté est insaisissable puisqu’elle relève de la virtualité ?
Thèse
La liberté relève certes d’une certaine virtualité, mais l’homme, en tant que sujet pensant et conscient de cette virtualité, peut saisir, même si elle ne s’accomplit pas, qu’une action aurait pu se réaliser. La liberté réside dans la possibilité de pouvoir choisir autre chose que ce que j’ai choisi, or en choisissant, seule une des deux option se réalisera, supprimant ainsi toute preuve de liberté. Par conséquent, la seule preuve qui existe est une preuve individuelle de la liberté, se basant sur le sentiment et la possiblité d’agir autrement. La liberté se construit sur un témoignage universel entre tous les hommes qui sentent et vivent cette liberté, elle ne se prouve pas de manière rationnelle mais individuelle.
Enjeux
Ici, l’auteur rebat les cartes du déterminisme puisqu’il réconcilie les causes et la liberté en distinguant deux types de causes.
Annonce de plan
D’Alembert montre d’abord qu’il est nécessaire que les hommes se contentent d’admettre que le libre arbitre existe sans pouvoir réellement le prouver. Ce qui lui permet, dans un second temps, d’appeler au témoignage universel de tous les hommes pour tenter de définir la liberté en termes simples et de manière concise.
Développement
I. Le problème de la preuve de la liberté (lignes 1 à 9)
a) Comprendre la liberté comme sentiment de liberté (lignes 1 à 4)
Ce que dit l’auteur
La liberté se comprend comme un sentiment de liberté, elle est une sensation et non une vérité absolue et démontrable. Ainsi D’Alembert définit le sentiment de liberté dans le "sentiment du pouvoir que nous avons de faire une action contraire à celle que nous faisons actuellement". Pour l’auteur, aborder la question de la liberté par le sentiment de liberté est une porte d’entrée pour comprendre la notion de liberté.
La première phrase de son texte permet d’énoncer sa démarche et la définition qu’il tentera de réaliser. Cette première phrase sonne comme une annonce de ce que contiendra le texte, on le comprend par les mots "il est facile de s’en convaincre" qui supposent que c’est ce qu’il fera dans la suite du texte.
Exemple et référence
L’auteur adopte cette démarche de démonstration non pas de la liberté mais du sentiment de liberté dans le but de mettre fin à la querelle des partisans du libre arbitre contre les partisans du déterminisme. L’auteur propose ainsi de dépasser une démonstration formelle de la liberté et de la démontrer de manière plus intuitive en appelant chacun à sa perception propre et à son expérience propre. En effet, si tous les hommes peuvent témoigner de la même intuition de liberté c’est qu’elle existe. C’est ce que l’auteur voulait exprimer par l’expression : "la liberté n’est qu’une vérité de sentiment, et non pas de discussion".
Termes et expressions importants
b) Première implication logique à cette définition en tant que l’essence de la liberté est de ne pas s’exercer (lignes 4 à 6)
Ce que dit l’auteur
En plus d’utiliser le sentiment de liberté à la place de la notion de liberté directement, l’auteur nous précise que le fait que la liberté soit un sentiment et seulement un sentiment est en réalité son essence même. Si l’action que l’on avait le choix de faire se réalise, elle est réalisée et donc relève de la nécessité, il n’est plus possible de la défaire. Pour rester dans le cadre de la démonstration ou de la preuve de la liberté, il est nécessaire de rester dans le cadre du possible et donc de l’absence de réalisation concrète. En d’autres termes, pour qu’il y ait liberté il faut qu’il y ait possibilité et non actualité de la chose, sinon le choix n’est plus possible.
Exemple et référence
Il est possible de faire un parallèle avec les concepts aristotélicien d’Acte et de Puissance. Une chose en acte est une chose qui existe. Au contraire, la chose en puissance est une chose en devenir, elle est une potentialité, elle a la possibilité de devenir ce qu’elle doit devenir, mais elle peut ne pas le devenir. Ainsi là où la chose en acte n’est plus libre d’être ce qu’elle veut, la chose en puissance peut devenir autre chose que ce qu’elle est. Par exemple, un boulanger est un boulanger en acte, et il ne peut pas ne pas l’être. Au contraire, un fils de boulanger, est un boulanger en puissance, parce qu’il peut devenir boulanger ou exercer une autre profession.
Ainsi c’est dans la possibilité et la non-actualité que réside la liberté selon D'Alembert.
Termes et expressions importants
c) Réduction de la liberté à une opération de l’esprit (lignes 6 à 9)
Ce que dit l’auteur
La liberté n’est qu’une opération de notre esprit, elle est une idée qui permet une séparation importante entre le pouvoir d’agir et l’action elle-même. Cette séparation est cependant artificielle. L’existence du pouvoir d'agir permet au sujet de choisir de faire l’action ou de ne pas la faire. Le libre arbitre réside dans cette intuition, non pas de pouvoir réaliser l’action A, mais de pouvoir réaliser l’action B sans réaliser l’action A.
Cette séparation entre pouvoir d’agir et l’action même est artificielle. En réalité il est impossible de séparer concrètement l’agir du pouvoir d’agir, surtout quand il s’agit d’une action qui n’a pas eu lieu.
Nous devons donc admettre un pouvoir qui serait réel alors même qu’il ne s’exerce pas. C’est ce que l’auteur exprime par les mots qu’il met entre parenthèse : "en regardant ce pouvoir oisif (quoique réel)", il précise la réalité de ce pouvoir malgré son inactualité, c’est-à-dire malgré le fait qu’il ne soit pas en acte.
Exemple et référence
Si je décide de me promener, alors que j’aurais pu travailler, je me promène librement, à la condition que je ne me promène pas par paresse. Or, l’action de travailler n’est pas réalisée, elle reste une virtualité, on ne peut donc pas la prouver, mais ce qui me rend libre c’est le sentiment et l’intuition que j’aurais pu choisir de travailler.
Termes et expressions importants
d) Conclusion et paradoxe de cette première définition de la liberté en tant que vérité de conscience (lignes 9 et 10)
Ce que dit l’auteur
L’auteur aboutit à la conclusion selon laquelle la notion de liberté est une vérité de conscience. Cette phrase est présentée comme un constat ponctuant la série d’implication précédemment réalisée et marquée par la répétition du terme "donc" utilisé à deux reprises (lignes 4 et 6), en l’espace d’une dizaine de lignes seulement.
Ce constat, ou cette conclusion, fait de la notion de liberté quelque chose que l’on atteint par la conscience de notre propre liberté et donc par un effort personnel. Cet effort est celui de croire que nous sommes libres pour effectivement l’être. La phrase suivante : "Nous devons donc croire que nous sommes libres." sonne ainsi comme une injonction posant la conscience de la liberté comme condition à la liberté.
Problèmes et limites
Dans la dernière phrase analysée "Nous devons donc croire que nous sommes libres.", D’Alembert fait de la croyance, en la notion de liberté, un devoir. Pourquoi cela ? L’auteur ne le dit pas dans ce texte. Nous pouvons cependant imaginer que si D’Alembert place cette croyance au centre de sa logique, c’est parce que sans elle l’homme ne se jugerait plus responsable de ses actes et mobiliserait son irresponsabilité à chaque fois que cela l’arrangerait. L’homme serait un animal puisqu’il répondrait simplement à son instinct, à l’inverse si l’homme croit à la liberté il se complait dans le fait de choisir et réclame même cette liberté.
Termes et expressions importants
Transition
Dans toute cette première partie argumentative, D’Alembert a tenté de montrer que la liberté est une notion très vaste qui ne se laisse pas définir ni prouver facilement. En effet, le sentiment de liberté réside dans une sensation et un ressenti. L’idée centrale qui en ressort est ainsi la nécessité de croire en sa liberté, c’est-à-dire de croire en la capacité de pouvoir faire autrement que ce que je fais, pour être libre. Cette première partie permet donc à l’auteur de poser la nature de la liberté, en tant qu’elle est de nature virtuelle, pour pouvoir la définir plus clairement dans la seconde partie de son argumentation.
II. Une définition minimale de la liberté
a) Présentation de la complexité à définir la liberté de manière synthétique et accessible à tous menant l’auteur à définir cette dernière de manière négative (lignes 10 à 12)
Ce que dit l’auteur
Ici D’Alembert tente de définir la liberté le plus simplement possible, autrement dit en la réduisant au "seul énoncé net dont elle soit susceptible". Cette phrase énonce explicitement que l’auteur va donner la définition qu'il retient de la liberté. Par conséquent les lignes suivant ces mots sont fondamentales pour la compréhension du texte. Il définit d’abord la liberté par ce qu’elle n’est pas, c’est une définition négative. La liberté n’est pas le fait d’agir sans motifs ni causes.
En effet, l’homme agit toujours avec des motifs et se voit déterminé, en partie, par des causes. Ici D’Alembert lève une grande confusion qu’il continuera à préciser dans les lignes suivantes.
Premièrement, les motifs sont présents au quotidien chez tous les Hommes et il est difficile de trouver une action qui ne soit pas motivée. Le motif est le résultat d’une réflexion. Même dans le cas d’actes gratuits, fait sans raison apparente, il y a des motifs, comme par exemple le seul fait de manifester sa liberté. L’Homme agit par conséquent sans cesse sous l’impulsion de motifs. Agir sans motifs "serait impossible". Deuxièmement, les causes ne viennent pas de ma réflexion mais de mon environnement ou de mon corps, par exemple et ne sont pas non plus l’ennemi de la liberté.
Exemple
Le désir de manger est provoqué par la faim, or la faim, avant d’être le motif de mon action, est une cause qui ne dépend pas de moi. Ainsi, il est possible d’avoir faim, donc d’avoir un motif d’action, mais d’être quand même libre dans la réalisation de cette action, manger de la viande ou du poisson.
Problèmes et limites
Si ce n’est pas les causes de manière générale qui déterminent l’homme, qu’est-ce qui peut le déterminer et lui enlever sa liberté ? Quel est réellement le critère qui permet de réattribuer la liberté à l’homme ?
Termes importants
b) Définition positive de ce qu’est la liberté (de la ligne 12 à la fin du texte)
Ce que dit l’auteur
La thèse de l’auteur est énoncée explicitement : l’homme est libre s’il "agit par choix et sans contrainte".
Le passage à cette seconde sous étape argumentative permet à D’Alembert de distinguer deux types de causes, les causes en général, celles qui nous déterminent mais vis-à-vis desquelles je conserve une certaine liberté (comme la cause qu’est la faim mais en ayant la liberté de choisir mon repas), et les causes qui contraignent, c’est-à-dire des causes nécessaires auxquelles on ne peut pas s’opposer.
De cette manière D’Alembert résoud un paradoxe qui était celui d’admettre que toute cause implique l’absence de liberté. Puisque sans cette distinction entre différents types de causes, le seul fait d’avoir un organisme réclamant des calories et nécessitant d’être hydraté suffirait à nier la liberté sous prétexte que l’homme a faim ou soif. D’Alembert montre que malgré ces besoins vitaux, il est possible d’être libre, dans le choix de la nourriture et de la boisson par exemple. La réelle contrainte est celle de l’affamé qui, ne pouvant manger, est contraint de se nourrir pour survivre sans avoir le choix.
Exemple
La distinction entre l’affamé et l’homme qui ressent simplement la faim de manière normale peut être reprise en exemple pour distinguer les deux types de causes.
Problèmes et limites
Si l’on veut pousser le raisonnement de D’Alembert plus loin, si la liberté consiste à avoir le choix, alors même l’affamé a le choix. Il pourrait choisir de ne pas manger et de se donner la mort. Subsiste alors une dernière question : est-il possible d’être libre dans la mort ? La mort n’est-elle pas le choix de l’enfermement et de la nécessité éternelle sans retour ? Ce questionnement est bien sur extrapolé et D’Alembert n’en parle pas, mais il est intéressant de voir où l’auteur place réellement le curseur pour définir la liberté, ces questions pourraient être reprises en ouverture par exemple.
Termes importants
Conclusion
En somme, dans cet extrait, D’Alembert, pour arriver à définir la liberté de manière synthétique et accessible à tous, décide de conceptualiser cette notion comme un sentiment plutôt que comme une réalité. Par là, il fait de la liberté une idée qui se ressent et non qui se prouve objectivement. De cette manière l’auteur évite les questions classiques du déterminisme que pouvait par exemple relever Spinoza. En effet, si la seule condition à la liberté est le sentiment de liberté, alors les hommes sont majoritairement libres.
La preuve de la liberté n’existe donc pas rationnellement mais seulement dans le témoignage universel de tous les hommes et dans leurs expériences propres.
La modeste définition à laquelle il aboutit, à savoir que la liberté est un choix échappant à la contrainte, permet à l’auteur de ne pas penser la liberté comme une force transcendante, mais plutôt immanente à chaque homme pouvant en faire l’expérience.