Faut-il n’obéir qu’à soi-même ?
NOTIONS : LA MORALE - LA LIBERTÉ - LE DEVOIR
Analyse des termes du sujet : définitions et distinctions
« Faut-il » : le verbe falloir a deux significations, celle de nécessité et celle de devoir. Il peut être nécessaire de n’obéir qu’à soi-même pour réaliser un certain but ou il peut être moralement exigé de n’obéir qu’à soi-même. Obéir à la nécessité est une contrainte, faire son devoir est une obligation. Ici la question n’a d’intérêt que si on prend le verbe dans son deuxième sens. « Obéir » : agir conformément à, se soumettre, se plier. En général, ce terme est employé pour désigner la soumission à quelque chose d’extérieur. Obéir à soi-même, c’est être maître de soi, ce qui est une des définition de la liberté, tandis qu’obéir à une contrainte extérieure renvoie à la notion de servitude.
Première hypothèse
A première vue, nous sommes de fait contraint d’obéir à des nécessités extérieures et moralement obligé de respecter un ensemble de lois politiques et de règles sociales qui organisent l’existence collective. Il semble bien qu’il y ait des sources extérieures d’obligation auxquelles il nous faut obéir pour vivre en société.
Deuxième hypothèse
Pourtant, certains ordres ou certaines lois peuvent sembler injustes, et notre conscience nous appelle alors à désobéir. Un patron peut ordonner un licenciement injustifié, un gouvernement peut édicter des lois discriminantes : il faut alors obéir à son propre jugement et non au commandement donné.
Problématique
Cette question pose donc problème car on ne sait pas si nous devons obéir aux règles ou à notre propre jugement, les deux étant source d’obligation et pouvant entrer en contradiction. Ma volonté est-elle la seule source d’obligation morale ?
Enjeux
Cette question a des enjeux politiques et moraux car il s’agit de savoir à quelles conditions je peux obéir à des règles ou aux ordres d’autrui sans perdre ma liberté.
Annonce de plan
Dans un premier temps, nous étudierons la première hypothèse selon laquelle la vie en société nous oblige moralement à obéir à des sources extérieures d’obligation que sont les lois. Dans un deuxième temps, nous examinerons l’hypothèse qui fait de notre propre opinion la seule source d’obligation. Enfin nous essayerons de sortir de ce problème en travaillant la distinction entre indépendance et liberté
Argument 1
Parce que l’appartenance à une collectivité crée une obligation morale de chaque individu envers le groupe qui assure son existence matérielle et spirituelle.
Exemple 1
De la même manière que nous devons le respect à nos parents, nous devons le respect au groupe dont l’organisation fournit les biens matériels et l’univers spirituel nécessaire à notre existence individuelle.
Argument 2
Parce que l’ordre social est notre plus grand bien, dans la mesure où il garanti notre sécurité. Nous avons donc intérêt à le respecter même en cas de conflit entre la loi et notre intérêt immédiat : il est toujours raisonnable de respecter la loi, parce qu’elle garantit l’ordre, donc on peut dire qu’il faut leur obéir.
Exemple 2
On peut utiliser l’image de l’état de nature : imaginons qu’il n’y ait aucun ordre social, mais seulement des individus indépendants les uns des autres qui n’obéiraient qu’à eux-mêmes. La conséquence serait que l’existence de chacun serait sans cesse menacée : il faudrait créer une source d’obligation supérieure aux individus.
Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
Les hommes doivent obéir à une source extérieure d’obligation car la vie en société réclame l’existence d’un ordre qui serait détruit si chacun n’obéissait qu’à lui-même.
Objection
Mais cette thèse pose problème car elle implique une obéissance aveugle des individus aux sources sociales de l’obligation et donc une forme de servitude. Est-ce vraiment ainsi qu’il faut vivre si l’on veut être heureux et libre ?
Argument 1
Parce qu’il peut être dangereux de désobéir aux lois qui garantissent l’ordre, mais une action faite sous la contrainte de la peur n’est pas libre : ce n’est pas un devoir moral, mais une nécessité. Dire qu’il faut toujours obéir aux règles politiques et sociales parce qu’elles assurent notre sécurité, c’est placer l’existence entière sous le régime de la peur, c’est-à-dire mener une existence d’esclave.
Exemple 1
Si on me braque un pistolet sur la tempe en me réclamant mon portefeuille, ou si on me fait du chantage, on ne peut pas dire que j’ai agi librement, encore moins par devoir moral, mais seulement sous la contrainte de la nécessité.
Argument 2
Parce que nous avons bien un sentiment d’obligation envers le groupe auquel nous appartenons, mais c’est parce que nous sommes dressés depuis l’enfance à obéir à d’autres plutôt qu’à nos propres désirs. C’est pourquoi nous nous sentons coupables lorsque nous transgressons une règle : or la culpabilité n’est pas une source légitime d’obligation.
Exemple 2
L’école apprenait dans les années soixante aux jeunes filles à être de bonnes ménagères, et encore aujourd’hui de nombreuses représentations culturelles influencent l’image que les femmes ont d’elles-mêmes. Ce dressage social crée un sentiment de culpabilité lorsque les femmes ne se conforment pas à leur rôle, mais il ne crée pas de devoir moral : au contraire, les féministes considèrent que pour être libres les femmes doivent obéir à leurs propres désirs plutôt qu’aux injonctions sociales.
Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, montre comment les sociétés judéo-chrétiennes ont construit leur morale sur un sentiment de culpabilité qui empêche les individus de déployer leur puissance.
>Bilan (reprise des termes du sujet et réponse provisoire au problème)
La seule source d’obligation légitime semble être en nous car l’obéissance aux règles extérieures repose en réalité sur la crainte des conséquences ou sur la culpabilité inculquée par notre éducation. Notre seul réel devoir semble être d’obéir à nos véritables désirs, pour être libres et heureux.
Objection
Mais cette thèse pose également problème car elle réduit la liberté à l’indépendance, c’est-à-dire au fait de n’être pas soumis à une volonté extérieure. Pourtant, on peut être esclave de soi-même : dans l’addiction, par exemple, notre désir n’est pas source d’obligation morale car il faut au contraire lui désobéir. Peut-on trouver un critère de ce qui en nous, est réellement source d’obligation et ce qui ne l’est pas ?
Il faut obéir à la loi qu’on s’est soi-même prescrit
Argument 1
Parce que l’on peut être esclave de soi-même : l’indépendance n’est pas une définition suffisante de la liberté. Obéir à ses désirs peut être une illusion de liberté qui repose sur le fait que nous avons conscience de nos désirs mais pas des causes qui le déterminent (Cf F1 D1, Spinoza).
Exemple 1
Il est difficile de dire que désir de l’ivrogne pour le vin est libre, parce qu’il vient clairement d’une cause extérieure ; de la même manière pour certains désirs de consommation induit par la publicité, et de manière plus ambiguë pour la plupart de nos désirs.
Argument 2
Parce que notre jugement réfléchi ou notre conscience morale est la seule source d’obligation morale réelle, qui ne peut pas être soupçonnée de soumission à une contrainte extérieure. On parle alors d’autonomie : être libre, c’est se donner à soi-même sa propre loi en obéissant à ses jugements ou à sa conscience plutôt qu’à ses peurs ou à ses désirs.
Exemple 2
Les objecteurs de conscience sont ceux qui refusent de faire leur service militaire ou de participer à une guerre au nom de leur conscience morale : le sentiment d’obligation vient ici d’un jugement qui n’est fondé ni sur la crainte de la punition, ni sur la culpabilité, ni sur un désir, mais bien sur un jugement réfléchi venu de leur propre conscience.
Argument 3
Parce que cette thèse est valable même en cas de conflit avec les lois de son pays : ce conflit peut être résolu à condition de vivre dans un Etat libre où les lois sont le résultat d’un véritable processus de délibération collective et non le fruit de la volonté d’un seul ou de quelques uns. Alors, obéir aux lois c’est aussi obéir à soi-même.
Exemple 3
Si j’ai décidé avec d’autres de créer un système d’assistance mutuelle pour prendre soin des personnes âgées parce que je juge que c’est une bonne chose, il faut que j’obéisse à cette obligation quand vient mon tour de m’occuper des anciens, même si sur le moment je n’en ai pas le désir : faire mon devoir est alors une façon d’exprimer ma liberté.
« On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un État libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui, elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir. Il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois : dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. »
Résumé des trois parties
Nous avons d’abord montré qu’il ne fallait pas suivre nos propres impulsions, mais plutôt obéir aux lois pour pouvoir vivre en société et en sécurité. Mais ce serait confondre obligation et contrainte : la soumission aveugle aux règles sociales n’est pas un devoir moral. La soumission aveugle a ses propres désirs ne semble pas non plus être un devoir moral, puisqu’on peut être l’esclave de soi-même et commettre ainsi des actes que l’on regrette. C’est pourquoi dans un dernier moment nous sommes sortis de l’opposition entre l’obéissance à soi-même et l’obéissance aux autres en définissant la liberté comme autonomie, c’est-à-dire par l’obéissance à une loi que nous-nous sommes nous-mêmes donné par un jugement réfléchi, exercé seul ou en délibération collective.
Enjeux de la réponse proposée
Si nous prenons cette réponse au sérieux, les conséquences sont qu’il faut se méfier de toute obligation qui n’aurait pas sa source dans un jugement réfléchi personnel ou collectif, notamment les devoirs fondés sur la menace du châtiment ou sur un sentiment de culpabilité qui sont pourtant au fondement de la culture judéo-chrétienne.