Le devoir
Questionnements en lien avec la notion
Comment savoir faire la part des choses entre ce que je dois faire, ce que je veux faire et ce que je peux faire ? Autrement dit est-il possible de choisir entre mon devoir, ma volonté et ma liberté ?
Les devoirs sont-ils innés et inhérents à la nature humaine ou au contraire sont-ils le résultat d’une construction qui commencerait dès l’enfance ?
Quelle est la source de nos devoirs ? Est-ce la raison ? Les sentiments ? L’intérêt ?
La notion de devoir renvoie-t-elle à des valeurs morales universelles ou relatives pour chaque individu ?
Ne pas respecter nos devoirs fait-il de nous des êtres injustes ?
Un devoir peut-il justifier de renoncer à un autre devoir ? Existe-t-il une hiérarchie des devoirs ?
Concepts
Devoir
Obligation à l’égard de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Le devoir se réfère à la morale (ce qui est bien ou mal) ou au droit et à la loi. Ce dernier se distingue de la nécessité ou de la contrainte puisque le devoir ne s’impose pas à l’individu et lui laisse une pleine liberté, le devoir est un acte volontaire de la liberté. Kant définit le devoir comme "la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi".
Devoir inné
Devoir qui est naturel à l’homme et qui se trouve universellement dans la nature humaine. Certains auteurs, comme Jean-Jacques Rousseau, considèrent que l’homme est naturellement bon et repousse spontanément le mal. Le devoir de ne pas faire le mal serait donc inné à l’homme. De la même manière le respect d’autrui est l’une des valeurs dite innée.
Devoir acquis
Devoir qui est le résultat d’un apprentissage lors de l’enfance et tout au long de la vie. Les valeurs morales suivies par l’enfant une fois devenu adulte ne seraient en fait pas innées, mais inculquées dès l’enfance au moyen de la punition et de la rétribution. On peut penser à des valeurs telles que l’honnêteté ou la loyauté, qui seraient inculquées dans certaines familles mais pas dans d’autres pour des raisons sociales ou économiques par exemple.
Morale
La morale renvoie à la théorie du bien et du mal, elle est ce qui permet aux hommes de juger les actions d’autrui ainsi que leurs propres actions. La morale désigne, par extension, l’ensemble des règles de conduite d’une vie "bonne" suivant des vertus morales telles que l’honnêteté, la franchise, la générosité.
Conscience morale
Conscience de ce qui est bien ou mal, bon ou mauvais. Cette conscience est innée, elle se trouve en chaque homme et permet à chacun d’avoir une intuition sur le caractère moral de son action. La "mauvaise conscience" ou, ce qu’on appelle plus communément le remords, intervient dans le cas du non respect de cette conscience morale.
Droit
Ensemble des règles juridiques officielles établies par la société dans le but d’organiser les rapports sociaux. Droit et devoir forment un diptyque récurrent en société. En effet, tout citoyen, bien qu’il bénéficie de droits en société, a un certain nombre de devoirs à respecter, le droit d’expression s’accompagne par exemple du devoir de ne pas limiter la liberté d’expression d’autrui, comme le résume bien le célèbre adage, "la liberté des uns commence là où s’arrête celle des autres".
Loi morale (Kant)
Selon Kant, la loi morale est un principe selon lequel tous les êtres doués de raison devraient suivre ce qui est bon universellement et de manière inconditionnelle. Agir par devoir reviendrait à agir en suivant une loi dont l’application devrait, selon nous, être suivie par tous. La loi morale est purement théorique, il n’y aucun moyen de savoir ce qui est absolument moral ou ce qui ne l’est pas. À l’inverse, celui qui agit de manière contraire au devoir agit d’après une règle qu’il ne peut pas vouloir être suivie par les autres êtres raisonnables.
"Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle." écrit Kant. C’est donc en agissant uniquement dans le respect des principes que nous voudrions voir universalisés que nous suivons la loi morale.
Repères utiles
Obligation / Contrainte
Les deux termes se rapportent à deux types de rapport à ce qui limite notre liberté.
L’obligation renvoie à une limite interne et immanente que le sujet se fixe lui-même, elle vise l’obéissance. L’obligation est le résultat d’un choix de notre raison et donc de notre liberté.
La contrainte renvoie à une limite extérieure et transcendante au sujet, il ne choisit pas la limite qui lui est imposée : elle vise à la soumission par l’usage de la force. La contrainte nie la liberté du sujet.
Ainsi le devoir oblige, mais ne contraint pas. Devoir et liberté sont intimement liés puisque le fait même de suivre le devoir montre que la raison est déterminée à agir par elle-même. Dès lors, obéir à un devoir n’est ni une contrainte ni une envie, mais une ligne directrice que suit notre être sans même nous en rendre compte.
Universel / Général / Particulier / Singulier
Est universel ce qui vaut en tout temps et en tout lieu. C’est en ce sens que les vérités scientifiques sont universelles : partout et toujours, la loi de la chute des corps sera observée. Est général ce qui vaut pour la majorité des cas, mais qui peut souffrir d’exceptions. Est particulier ce qui appartient seulement à une classe d’êtres. "Certains hommes sont des grands artistes" est une vérité particulière. Est singulier ce qui ne vaut que pour un individu. "Mozart est un compositeur de génie" est une proposition singulière.
Si l’on accepte que les devoirs soient tantôt conçus comme innés tantôt conçus comme acquis, il est indéniable que les valeurs morales rattachées au devoir sont relatives. En effet, suivant cette hypothèse, chaque homme n’a plus un même devoir suivant une valeur morale de manière universelle, mais au contraire chaque homme, en fonction de sa construction sociale, de son éducation et de son évolution en société aurait construit par lui-même des valeurs morales particulières et relatives.
Absolu / Relatif
Est absolu ce qui est indépendant et ne varie pas. Est relatif ce qui dépend d'autre chose et varie en fonction de cette chose.
Le devoir absolu, comprit dans son sens strict est une obligation, ainsi cette notion s’applique à tous de la même manière. Cependant l’expression "devoir absolu" est vide de sens puisque le devoir est, certes une obligation, mais qui est intériorisée par le sujet et qui se traduit dans ses actes de manière différente selon chaque individu. Si le devoir ne contraint pas, alors le devoir est relatif, il varie en fonction de chaque citoyen.
Transcendant / Immanent
Ce qui est transcendant est d’une réalité supérieure aux autres. Le terme de transcendance renvoie aussi à un principe extérieur et supérieur qui détermine les choses sans que l’on puisse toujours en saisir les causes. Dieu ou le temps sont des entités transcendantes, en tant qu’elles existent à un degré ontologique (c’est-à-dire un degré d’existence), supérieur au notre. Ce qui est immanent est ce qui est contenu dans la nature d’un être, ce qui ne provient pas d’un principe extérieur.
Les devoirs, en tant qu’ils sont des manifestations d’une loi morale peuvent êtres considérés comme transcendants, en effet la loi morale est un principe au dessus de l’homme qui l’oblige. Cependant les devoirs, en tant qu’ils sont innés sont immanents à l’homme et proviennent de lui.
Ainsi, est transcendant ce que l’on peut tenter de saisir sans jamais comprendre, et est immanent ce qui provient de nous-mêmes.
Auteurs
Emmanuel KANT
Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785
Dans cet ouvrage, en questionnant les fondements de l’action bonne, Kant distingue deux formes de devoirs :
FREUD
Sa thèse
En étudiant des maladies telles que les névroses, le médecin autrichien Sigmund Freud découvre que la conscience peut maintenir certains éléments à l’écart d'elle-même, il parle alors de refoulement.
Il déduit de ses premières études une structure du psychisme humain composé de différentes instances :
Le "surmoi" est ce que l’on appelle la "conscience morale" et qui constitue nos devoirs, ce que notre conscience nous incombe de faire. Ainsi Freud refuse la thèse selon laquelle les devoirs seraient innés, selon lui le "surmoi" et par conséquent les devoirs imposés par la conscience morale, sont construits tout au long de l’enfance et sont donc acquis.
NIETZSCHE
Généalogie de la morale, 1887
Nietzsche adopte un point de vue radicalement différent des autres auteurs puisqu’il considère la "conscience morale" comme une maladie et une "mauvaise conscience".
Selon ce philosophe allemand, la conscience morale est le produit du refoulement de notre agressivité. L’extériorisation de l’agressivité et de l’animalité des hommes est en effet rendu impossible par l’évolution de l’État en état de droit doté de structures coercitives. Ainsi en société, l’homme est non seulement dressé mais aussi et surtout domestiqué. Il y a en effet une différence de taille entre ces deux termes.
Prenons l’exemple d’un chien. Un chien dressé est un chien à qui l’on a apprit à ne pas mordre. Il ne mort pas, parce qu’il sait qu’il est désavantagé dans le rapport de force qui l’oppose au maître, il obéit par crainte d’être battu. Ainsi il est contraint de ne pas mordre, mais si les rapports de forces étaient à son avantage, il mordrait son maître. À l’inverse, un chien domestiqué n’est pas un chien qui ne mord pas par crainte, mais un chien qui s’auto-contraint à ne pas mordre, un chien qui refoule son agressivité. En d’autres termes, un chien domestiqué n’a plus besoin de la menace latente de la punition pour ne pas mordre, il se contraint seul.
De la même manière, l’homme n’est pas seulement dressé, mais il est domestiqué, il ne craint pas une punition dans le cas du non respect de la "morale", mais il a intégré la morale dans son mode de pensée et s’autocontraint pour agir conformément à la morale.
À l’inverse de la conception freudienne d’une conscience morale construite par la socialisation, Nietzsche considère que la conscience morale (ou mauvaise conscience) est ce par quoi l’individu se punit lui-même de ses tendances agressives parce qu’elles ne correspondent pas à ce que la société attend. Nietzsche écrit ainsi que l’homme "a inventé la mauvaise conscience pour se faire du mal, après que l’issue naturelle de la volonté de faire du mal eût été bouchée". Faute de pouvoir faire du mal en laissant émerger son animalité, l’homme a été contraint d’intérioriser cette brutalité et de se contraindre seul, il se fait donc violence à lui-même.
Ainsi la conscience morale, habituellement définie comme la conscience qui dicte nos devoirs, est ici le résultat d’une autocontrainte artificielle causée par la transformation de la société en société moderne laissant moins de place aux pulsions animales. Cette conscience morale est ainsi contrainte et non naturellement présente chez l’homme.